Faut-il séparer l’école de l’état ?

En matière d’éducation, les libéraux ont-ils quelque chose d’original à dire ? Si les libéraux ne sont certainement pas les seuls à constater les lacunes de l’enseignement public, ils sont toutefois les seuls à les faire remonter à leur cause première : le monopole. Le monopole est un facteur d’irresponsabilité et d’incompétence à tous les niveaux car sans autonomie ni concurrence, il n’y a pas d’incitation à innover, ni à améliorer la qualité du service. Le message des libéraux est donc celui de la liberté éducative et pédagogique comme cadre juridique préalable à toute discussion sur le contenu comme sur la forme. Ils défendent la séparation de l’école et de l’État, une école libre dans une société libre. Telle est la thèse que nous allons développer. Dans un premier temps, nous allons montrer pourquoi le problème de l’éducation, comme beaucoup d’autres problèmes de société, n’est pas un problème qui relève du clivage droite-gauche. Puis nous aborderons les raisons de séparer l’école et l’État. D’abord des raisons d’utilité économique, puis des raisons philosophiques ou morales. 1° L’originalité du point de vue libéral sur l’école Voici un discours fictif, qui pourrait être tenu autant aussi bien par un ministre de gauche que par un ministre de droite : « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, mon propos n’est pas de mettre en cause l’efficacité du modèle libéral qui a fait ses preuves, mais s’il est un domaine dans lequel il n’est pas possible de « laisser faire », c’est bien celui de l’éducation. Vous conviendrez avec moi que les mathématiques, la langue française et la philosophie ne sont pas des produits comme les autres. Répondant à un besoin vital de l’humanité, ils ne sauraient être soumis à l’arbitraire du marché. Je me suis laissé dire que les activités marchandes pouvaient être exercées par des gens honorables. Soit. Mais s’il y a un monde qui doit être préservé de la dictature de l’argent, c’est bien celui de l’éducation. Le droit à l’éducation, mais aussi à la musique, au cinéma, à la lecture, à la peinture doit être garanti à nos concitoyens sans distinction de milieu social, de sexe, de race ou de moyens financiers. Sans l’intervention de l’État, seuls seraient éduqués, ceux qui auraient les moyens financiers de supporter les coûts d’une école privée. C’est pourquoi seule la nationalisation de l’éducation, permet de garantir le droit à une école gratuite et égale pour tous (1). » Ce discours est celui de l’étatisme, qu’il soit de droite ou de gauche. Tous les partis, toutes les sensibilités politiques sont d’accord sur ce point : l’éducation est un bien trop précieux pour le laisser au marché. Selon les étatistes, de droite ou de gauche, l’introduction de la concurrence ne serait pas acceptable pour des raisons morales. Ils invoquent la défense des valeurs républicaines et agitent le spectre de la marchandisation, de la loi de la jungle, des inégalités. C’est l’argument mainte fois entendu de la marchandisation, c’est-à-dire la dénonciation de l’asservissement à l’économie. Une forme de théorie du complot appliquée à l’éducation. Dès les années 20, Celestin Freinet, accusait déjà l’école d’être au service du capitalisme, ce dernier ayant besoin d’un matériel humain prêt à l’emploi (2). Cette idée est reprise aujourd’hui par Jean-Claude Michéa. Pour lui, certains veulent créer une « école du capitalisme total », une base logistique des grandes firmes transnationales pour la « guerre économique mondiale du XXIe siècle (3) ». Les étatistes invoquent parfois aussi un autre argument : l’incapacité du libre choix. Comme les familles ne sont pas capables de faire un choix correct pour leurs enfants, on va l’imposer. Le libre choix alimenterait le communautarisme, qui porterait atteinte au principe de laïcité. On prétend alors que c’est le rôle de l’État de dicter les choix dans ce domaine. Pour d’autres, la crise de l’école provient d’un manque de moyens : classes trop nombreuses, pénurie de personnels compétents, salaires insuffisants. Il faudrait augmenter les budgets. De grands esprits, plutôt conservateurs, comme Jacqueline de Romilly ou Alain Finkielkraut, déplorent l’abandon de la culture générale, inspirée des humanités classiques, au profit d'une adaptation de l'éducation aux impératifs du monde contemporain. Ils voient dans cette transformation le sacrifice de la culture et la perte du sens de l'universel. C’est pourquoi quand la droite est au pouvoir, elle fait des lois pour revaloriser les enseignements traditionnels et la culture générale. Elle contraint ainsi la nation à l’adoption de ses réformes. Mais bientôt, la gauche arrive à son tour au pouvoir. Selon elle la culture générale est bourgeoise, elle donne un avantage aux héritiers. La gauche va donc faire à son tour des lois pour imposer à l’école sa morale : la lutte contre les inégalités, contre le racisme, contre l’homophobie etc. Pour les libéraux, si ces exigences pédagogiques et éducatives sont à discuter, elles ne peuvent en aucun cas être imposées. Il faut qu’elles soient librement choisies, selon ses propres convictions. En fait, les analyses traditionnelles de la crise de l’école passent toutes à côté d'un point fondamental. C’est la structure même du système scolaire qu’il faut mettre en question, c’est l’organisation dirigée, centralisée, monopolistique, qui est la cause profonde du fiasco. Le problème de l’école est d’abord un problème de structures institutionnelles avant d’être un problème d’idées ou de moyens. D’où l’illusion de tous ces bons esprits qui constatent la baisse du niveau et qui croient que le problème serait d’abord pédagogique. C’est l’illusion idéaliste. Illusion matérialiste également, de ceux qui croient que le problème est avant tout économique et réclament une hausse des moyens, des personnels, des salaires. Le problème, c’est l’absence de liberté, c’est le monopole. Bastiat écrivait : « Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c’est le monopole de l’enseignement. »  Le monopole, ou l’absence de liberté, est le principe qui explique à lui seul la plupart des dysfonctionnements du système d’éducation nationale, avec des répercussions sur l’ensemble de la société. C’est le monopole le plus grave, dit Bastiat, car il touche à l’aptitude des enfants à devenir libres et moralement responsables. Il obère l’avenir même des individus et donc de la société. On est donc en présence deux thèses : 1° Celle des étatistes, de droite et de gauche, qui défendent le monopole éducatif et scolaire. Selon eux, l’État a seul la responsabilité de l’éducation. Il organise cette éducation via un grand service public de l’éducation, laïc et gratuit. 2° Celle des libéraux qui exigent la séparation de l’État et de l’école, c’est-à-dire la liberté éducative et scolaire. Pour eux, l’éducation doit être libérée de la tutelle de l’État et rendue aux parents qui en ont l’entière responsabilité. Les écoles doivent être libres, c’est-à-dire en concurrence tant sur le plan du recrutement des professeurs, que du financement ou de la pédagogie. Et cette séparation de l’école et de l’État est requise pour deux séries de raisons que nous allons exposer maintenant : Une série de raisons utilitaires : permettre au secteur éducatif de s’organiser de la manière la plus apte à répondre aux besoins des familles et à minimiser les gaspillages. Exactement comme l’économie dirigée, le monopole de l’éducation est un système ingérable et producteur d’effets pervers. C’est une démarche conséquentialiste, par les effets. Une série de raisons philosophiques, en particulier morales : la liberté individuelle et la responsabilité sont les deux piliers d’une société juste et pacifique. Or le monopole éducatif porte atteinte à la liberté des parents comme à celle des professeurs et finalement tend à supprimer toute responsabilité individuelle. C’est l’approche déontologique, par la justice ou l’injustice. 2° Les raisons utilitaires de séparer l’école et l’État Si on se place du point de vue de l’efficacité et de l’utilité économique, nous pouvons trouver de nombreuses raisons de séparer l’école et l’État. Nous allons exposer en particulier les trois types d’effets pervers du monopole de l’enseignement. Frédéric Bastiat résumait cela dans une formule dont il avait le secret : « L’explication est dans ce seul mot : Monopole. Le monopole est ainsi fait qu’il frappe d’immobilisme tout ce qu’il touche (4). » On peut voir trois types d’immobilisme : scientifique, bureaucratique et économique. a) L’immobilisme scientifique et la politisation de la pensée L’éducation, dans une perspective libérale, vise l’autonomie de la pensée, acquise par l’apprentissage du savoir. Elle ne peut donc être assurée que par l’autonomie de l’école. Par sa nature même, l’école ne doit pas être politisée, elle doit être séparée de l’État et dégagée de toute tutelle qui la soumettrait à une fin extérieure à sa mission essentielle. En effet, si la mission première de l’école est la transmission des savoirs, l’enseignement obéit à une logique et des critères qui sont propres à la science. La vérité des mathématiques est indépendante du suffrage universel, il en va de même pour la philosophie. Aucune loi, aucun syndicat ne peut décider du bien fondé de telle ou telle méthode scientifique. Si l’enseignement était privé et si les écoles étaient des entreprises indépendantes, le débat pédagogique ne serait plus politisé, il ne serait plus affaire de législation, de réglementation nationale et par conséquent, il ne serait plus l’objet de conflits interminables. Il serait laissé au libre marché et au choix de parents. Car l’État n’est pas plus compétent pour décider des critères de la vérité scientifique que pour décider des bonnes méthodes à mettre en place pour l’apprentissage de la lecture ou des mathématiques. L’État n’est pas compétent de manière générale dans le domaine de la pensée, que ce soit dans les sciences dures ou dans les sciences humaines. Chaque fois qu’il veut enseigner des vérités, il risque de se tromper et donc d’enseigner dogmatiquement des erreurs. En effet, une vérité ne peut être imposée par la loi sans devenir immédiatement un dogme est une vérité figée, rendue immobile, incontestable et donc dogmatique. Mais ce que tel gouvernement considère comme une vérité peut tout aussi bien être une erreur. Voici encore ce que dit Bastiat, dans Justice et Fraternité, à ce propos : « La pire chance c'est l’éducation décrétée et uniforme ; car, dans ce régime, l'Erreur est permanente, universelle et irrémédiable. Ceux donc qui, poussés par le sentiment de la fraternité, demandent que la loi dirige et impose l'éducation, devraient se dire qu'ils courent la chance que la loi ne dirige et n’impose que l'erreur : que l'interdiction légale peut frapper la Vérité, en frappant les intelligences qui croient en avoir la possession. Or, je le demande, est-ce une fraternité que celle qui a recours à la force pour imposer, ou tout au moins pour risquer d'imposer l'Erreur ? On redoute la diversité, on la flétrit sous le nom d'anarchie ; mais elle résulte forcément de la diversité même des intelligences et des convictions, diversité qui tend d'ailleurs à s'effacer par la discussion, l'étude et l'expérience... Je pourrais faire les mêmes réflexions pour la presse, et, en vérité, j'ai peine à comprendre pourquoi ceux qui demandent l'Éducation Unitaire par l'État, ne réclament pas la Presse Unitaire par l'État. La presse est un enseignement aussi. » C’est pourquoi la vérité doit être débattue librement pour apparaître et se développer. Elle ne peut émerger d’hypothèses librement testées, de la confrontation de points de vue. Pour cela, il faut que l’école dispose d’une autonomie, d’une liberté d’expérimentation et d’innovation pédagogique totale. En 1850, Bastiat avait soumis à l'Assemblée un amendement ayant pour objet la suppression des grades universitaires. Il écrivait : « Les grades universitaires ont le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement (l'uniformité n'est pas l'unité) et de l'immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste. »  Et il ajoutait : « Il y en a qui disent: ‘La carrière de l'enseignement va être libre, car chacun y pourra entrer.’ C'est une grande illusion. L'État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l'homme qui s'empare momentanément, et même très légalement, de l'influence gouvernementale, peut donner à l'enseignement la direction qui lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades. Donnez à un homme la collation des grades, et, tout en vous laissant libres d'enseigner, l'enseignement sera, de fait, dans la servitude ». Il concluait : « L'enseignement par le pouvoir, c'est donc l'enseignement par un parti, par une secte momentanément triomphante; c'est l'enseignement au profit d'une idée, d'un système exclusif (5). » Prenons le cas de l’enseignement de la philosophie. Les programmes du Baccalauréat, comme ceux des concours du Capes et de l’Agrégation, demeurent situés à l’intérieur d’un paysage intellectuel entièrement stérilisé car entièrement délimité par les bureaucrates qui gouvernent la machine dans les ministères et les syndicats. C’est ainsi que certains développements de la pensée moderne ou contemporaine n’ont jamais été intégrés à ces programmes : le phénomène économique, certains développements des sciences comme la psychologie évolutionniste, la philosophie analytique anglo-saxonne et bien sûr les économistes libéraux français du XIXe siècle, qui sont d’éminents philosophes de la société, mais sont jugés indignes de l’institution universitaire. « Détruire la concurrence, disait encore Bastiat, c’est tuer l’intelligence ». Il est donc bien clair que la mainmise de l’État nuit au fonctionnement de la science elle-même. Au contraire, la logique du progrès scientifique implique le pluralisme. De même, l’autonomie de la pensée, acquise par l’apprentissage du savoir, ne pourra être assurée que par l’autonomie de l’école. L’école, qui a partie liée avec la science, doit bénéficier de la même liberté que la science. b) L’immobilisme bureaucratique : conflits d’intérêts, corporatisme et irresponsabilité L’immobilisme dont parle Bastiat, à propos du monopole, n’est pas seulement celui de la pensée, c’est aussi celui de la machine scolaire elle-même. Un système soviétiforme comme celui de l’Education nationale entraîne des effets dérégulateurs particulièrement graves. Ces effets touchent d’abord la gestion administrative et se manifestent par des blocages, et une inefficacité chronique. En effet, les professeurs et les administrateurs ont assez peu de raisons de se mettre à l’écoute des élèves et des parents, de tenir compte de leurs besoins ou de leurs critiques. Ils se sentent plus directement concernés par les questions d’augmentation de salaire, de réduction du nombre d’élèves par classe ou de diminution d’heures de cours. Mais peut-on demander à un prestataire de services en situation de monopole qui n’est même pas directement payé par ses clients, de tenir compte des besoins de sa clientèle ? Ainsi dans l’Éducation nationale en France, les seuls critères qui comptent, dans l’attribution des points pour le calcul de l’avancement, sont des critères non pédagogiques et non professionnels : l’âge, la situation du conjoint, le nombre d’enfants. La note pédagogique a perdu toute importance. Ce type de situation est caractérisé par une logique de sclérose ou de fossilisation. En effet, il n’y a aucune incitation à mieux faire, à s’améliorer, à innover, ni en termes de carrière ni en terme de rémunération. Il est irrationnel pour l’agent de travailler plus ou mieux, mais le seul comportement qui soit rationnel est de travailler toujours moins ou moins bien.  Ce qui empêche la plupart des enseignants de quitter un tel système, c’est seulement la sécurité de l’emploi et les vacances. Un tel système est d’autant moins gouvernable qu’il est aux mains de syndicats nationaux organisés en groupes de pression, qui fonctionnent comme une hiérarchie parallèle. En effet, les enseignants sont incités à réaliser leurs objectifs, non en faisant au mieux leur métier d’enseignant, mais en utilisant des moyens politiques : groupes de pression, manifestations, grèves. La théorie des choix publics, dont l’inventeur est James Buchanan, prix Nobel d’Économie 1986, montre que le comportement des politiciens et des bureaucrates peut être expliqué par les mêmes principes que ceux qui gouvernent le comportement dans les affaires économiques privées. Dans ce dernier cas, les personnes agissent généralement de manière à faire avancer leur intérêt propre. Les agents de l’État sont eux-mêmes sincèrement persuadés d’agir dans l’intérêt général. Le problème est qu’ils subissent un conflit d’intérêt puisqu’ils sont à la fois chargés de servir l’intérêt général et de le définir. Ils sont donc tentés de l’aligner avec leur intérêt propre et celui de l’État et finissent par les confondre tous les deux. c) L’immobilisme économique : l’impossibilité du calcul économique L’éducation peut être appréhendée sous l’angle économique si l’on admet qu’elle est un capital dont la bonne transmission conditionne les possibilités d’épanouissement des individus et de la société. L’éducation est en effet la première source de richesse. Elle permet le développement des talents et des facultés personnelles, qui forment le capital immatériel à la source du travail et par suite du capital matériel. En ce sens elle revêt une dimension économique aussi légitime qu’essentielle. Or la science économique nous fournit les concepts permettant de penser la formation et la transmission du capital sous toutes ses formes : matérielle et immatérielle. Elle nous apprend en particulier que tout monopole légal est voué à l’échec, par incapacité à calculer correctement les coûts et les bénéfices. En 1920, l’économiste autrichien Ludwig von Mises, dans un article intitulé « Le calcul économique en régime collectiviste (6) », a prouvé que qu’une direction centralisée de l’économie est vouée à l’échec, faute d’informations fiables. Nous pouvons reprendre ses arguments et les appliquer à l’éducation : l’État est incapable d’instruire les enfants, de même que tout monopole est incapable de savoir de quoi les gens ont réellement besoin. Le socialisme est irréalisable, selon Mises, parce qu’il est impossible de construire un système économique viable sans concurrence libre et sans propriété privée. L'argument principal est d'ordre épistémologique. Les prix sont la principale source de calcul économique. Ils reflètent la situation réelle de l’offre et de la demande. Les prix fournissent un guide à travers la multitude écrasante des possibilités économiques. Mais dans une économie socialiste, les biens de production sont collectivisés. Donc aucun prix réel ne peut émaner de leurs échanges et les erreurs d’investissement sont inévitables. « Dès lors, écrit Mises, nous nous trouvons en présence d'une organisation socialiste de la production qui flotte au hasard sur l'océan des combinaisons économiques possibles et pensables, sans avoir pour se guider la boussole du calcul économique. Toute transformation économique devient ainsi dans la communauté socialiste une entreprise dont il est impossible aussi bien de prévoir que d'apprécier le résultat. Tout se déroule ici dans la nuit. Le socialisme, c'est la suppression du rationnel et par là même de l'économie (7) ». Il est impossible d'effectuer un calcul économique, indépendamment de la valeur d'échange révélée par les prix. Là où il n’y a pas de marché, il ne peut pas se former de prix véritable. Or en supprimant la propriété privée et la concurrence, on empêche cette information nécessaire à la prise de décision. Une économie planifiée est donc vouée à l’échec car elle détruit la source des informations dont les planificateurs ont besoin pour planifier efficacement. Trois ans après la révolution bolchévique, Mises avait prévu que l'expérience soviétique ne pouvait que mener au chaos et à la destruction, à plus ou moins long terme. Plus le monde est complexe, plus nous devons nous en remettre au processus spontané et auto-organisé des hommes agissant librement. Aucun cerveau singulier ni même la combinaison de plusieurs cerveaux ne peut contrôler, la multiplicité des besoins et des échanges humains. Chaque entreprise nationalisée, dans quelque domaine que soit, conduit à la ruine : ruine financière ou ruine de la qualité de ses services. Dans le domaine scolaire, on assiste ainsi à une surproduction d’enseignements inutiles avec des élèves qui s’ennuient et ne retiennent rien de ce qui leur est dit, ou bien à une pénurie de main d’œuvre qualifiée avec une fuite des cerveaux. Il est impossible de chiffrer ni le coût de production d’une décision, ni la satisfaction des besoins qu’elle engendrera. Il est impossible de comparer ces calculs avec ceux résultant d’une autre décision également envisageable mais qui a été écartée. Dans tous les cas, l’allocation inadéquate des ressources conduit à une escalade de dépenses et de gaspillages. En résumé, l’analyse économique nous montre que le centralisme d’une machine aussi énorme que l’Education nationale, la rigidité des statuts et des règlements qui sont nationaux et homogènes rendent le système ingérable et producteur d’effets pervers en masse. En revanche, le libre choix d’une école plutôt que d’une autre représenterait pour les familles un investissement éducatif à rentabiliser. L’éducation serait un service fourni sur un marché concurrentiel, dont les parents seraient les premiers consommateurs. Ceux-ci seraient alors réellement impliqués dans l’éducation de leurs enfants. En payant de leur poche, ils contribueraient à la formation des prix. On saurait alors si la création d’un poste d’enseignant est utile ou non, on saurait si une école droit ouvrir ou fermer, on saurait quel enseignant mérite une promotion et lequel mérite d’être licencié etc. De son côté, celui qui fournit le service éducatif, le directeur de l’établissement scolaire, doit être un entrepreneur, en plus d’être un éducateur. Il doit être propriétaire de l’entreprise ou travailler au service d’un propriétaire, afin de pouvoir calculer les pertes et les profits de ses décisions et risquer les ressources de son entreprise en conséquence. 3° Les raisons morales de séparer l’École et l’État Tournons-nous maintenant du côté de l’analyse philosophique, en particulier du côté de la philosophie morale. Le monopole de l’enseignement est-il juste ou injuste ? Y a-t-il un droit à être éduqué et l’État a-t-il le devoir moral et la responsabilité politique de fournir à tous une telle prestation ? a) Le droit à l’éducation en question L’une des justifications morales du monopole de l’État serait que chacun aurait un droit à l’éducation. L’État devrait le garantir pour tous et seule une éducation nationale serait à même de le faire. Mais que faut-il entendre par droit à l’éducation ? Qu’est-ce qu’un droit ? Pour Frédéric Bastiat, il faut distinguer deux types de droits : droits individuels et droits collectifs. Les droits individuels sont des droits négatifs qui sont la contrepartie d’un devoir. L’homme, dit Bastiat au début de La Loi, a le devoir d’entretenir sa vie de la développer et de la perfectionner. Pour cela il doit travailler. D’où le droit « de travailler », de ne pas être entravé par autrui dans l’exercice de ce droit qui est la contrepartie d’un devoir, d’une responsabilité. De même, les parents ont le devoir et la responsabilité d’éduquer leurs enfants. En ce sens, l’éducation est pour eux le « droit de choisir » l’école qui correspond à leurs attentes, à leurs convictions. On voit donc que ces droits-libertés, sont des droits individuels, qui exigent des autres seulement de ne pas nuire, de s’abstenir de faire quelque chose qui pourrait entraver leur libre choix. Ainsi, par exemple, votre droit de libre expression implique l’obligation faite aux autres de ne pas essayer de vous faire taire, votre droit à la vie, celui de ne pas vous agresser et votre droit de propriété, celui de ne pas vous empêcher de disposer de ce qui est à vous. Le rôle de l’État se limite alors à protéger chacun de l’agression arbitraire d’un tiers. Il doit veiller à réprimer les crimes, les tromperies, les atteintes au droit de propriété. Bastiat écrit à ce propos : « Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. (…) Mais quand la Loi, — par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force, — impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir ; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile  ; ils cessent d'être hommes ; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété (8). » À l’opposé, les droits dits positifs ou droits sociaux, tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide, etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions en faveur des détenteurs de ces droits. Les droits positifs sont des droits « à ». Ce sont nécessairement des créances sur la société, qui doit les honorer. Également appelés « droits socio-économiques », ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de l’État-providence et sont désormais inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. La logique des « droits sociaux » implique l'intervention d'une instance extérieure, l'État, pour financer les biens en question, par l’impôt ou par la dette, retenant toujours au passage une fraction de ce qu’il distribue. Elle entraîne donc inéluctablement la mise en place de lourdes machines bureaucratiques, souvent inefficaces et coûteuses. Mais surtout, comme l’a bien exposé Frédéric Bastiat, les politiciens ne peuvent rien donner à personne sans retirer quelque chose avant à d’autres, ce qui s’appelle la « spoliation légale ». Il écrit : « Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation (9) ». Or la spoliation légale peut s’exercer d’une multitude de façons, dit encore Bastiat : « tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme (10) ». Nous avons le droit de vivre et d'être libre, de gagner de l'argent et de le garder. Nous avons la responsabilité de prendre soin de nous-même et de nos enfants. Mais nous n'avons pas le droit d'obtenir quelque chose de l'État. Car l'État ne possède et ne produit rien, il doit le prendre à quelqu'un pour le donner à d'autres, il doit forcer quelqu’un à travailler pour satisfaire les besoins d’un autre. Ainsi le socialisme, sous de faux prétexte philanthropiques, consiste à violer les propriétés au lieu de les garantir. Bastiat ne définit pas le socialisme autrement. Tocqueville s’était également prononcé contre le « droit au travail » en 1848, prévoyant un engrenage conduisant au collectivisme (11). De plus, il observait que ce droit au travail entrait nécessairement en conflit avec les droits individuels fondamentaux, le rendant dépourvu de toute légitimité. En effet, la satisfaction de ce droit par le biais de l'État revenait à faire obligation à d'autres individus d'y pourvoir. Ceux-ci voyaient alors leurs droits de disposer librement d'eux-mêmes et de leur propriété mis en cause. L’éducation relève de la responsabilité des parents En devenant un droit social, comme la santé ou le logement, la scolarisation n’est plus une responsabilité individuelle des familles mais devient une responsabilité collective, celle de l’État. Les familles ont non seulement perdu la possibilité de choisir l’école de leurs enfants mais se trouvent également dans une logique de déresponsabilisation et de culpabilité. Peu à peu, les enfants deviennent la propriété des enseignants et surtout du ministère de l’éducation nationale, chargé de les protéger contre leurs propres parents. Ces derniers sont jugés incompétents pour choisir ce qui est bon pour leurs enfants. Or l’enfant n’est pas une création de l’État. Il est propriétaire de lui-même. Mais ses parents ont la responsabilité de le guider dans la vie. À ce titre, ils ont le droit de donner à cet enfant des convictions morales et religieuses pour accéder à une existence humaine pourvue d’un sens et digne d’être vécue. Dans cette responsabilité, il est assez naturel qu'ils cherchent ailleurs de l'aide, et c'est la raison d'être de l'école. D’où trois points sont à considérer : 1. L'école est, du point de vue de sa nature, une institution qui découle de la responsabilité qu’ont les parents de donner à leur enfant l’éducation dont il a besoin. 2. L’école n’est pas une responsabilité de l’État, elle est d’abord un droit naturel de la famille, qui répond ainsi au droit naturel de l’enfant à recevoir une formation 3. En conséquence, les parents ont le droit de choisir une école qui corresponde à leurs idées éducatives, à leurs espoirs pour le caractère et l’avenir, le destin de leurs enfants Par conséquent, le fait de rejeter l’instruction par l’État ne signifie pas du tout que les libéraux rejettent l’éducation. Frédéric Bastiat écrit à ce sujet : « Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'État ; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État ; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État ; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l'État (12). » Si les libéraux réclament le désengagement de l’État, ce n’est pas pour négliger l’éducation ou la dévaloriser. C’est au contraire pour la libérer et lui redonner toute sa valeur. Conclusion Comme nous avons essayé de le montrer, rien ne pourra bien fonctionner tant qu’on voudra imposer l’enseignement de façon planifiée et centralisée. Il n’y a que deux manières de coordonner les activités d’un grand nombre de gens : 1° La direction centralisée qui implique l’usage de la coercition : c’est l’État 2° La coopération volontaire des individus : c’est le marché (1) Inspiré d’Emile Jappi, Les lunettes à Frédéric ou le voyage au bout de l’État, Edition du Chef d'Œuvre, Rouffiac, (2007) (2) Célestin Freinet, Vers l’école du prolétariat : la dernière étape de l’école capitaliste (1924). (3) Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 1999. (4) Frédéric Bastiat, Baccalauréat et socialisme (1850). (5) - Frédéric Bastiat, Baccalauréat et Socialismehttp://editions.institutcoppet.org/produit/frederic-bastiat-baccalaureat-et-socialisme (6) Cet article formera la base du livre Le Socialisme, publié en 1922 (7) Ludwig von Mises, Le Socialisme, Deuxième partie : l'économie de la communauté socialiste, Section I - L'État socialiste isolé, Chapitre premier - Nature de l'économie, 3. Le calcul économique. (8) Frédéric Bastiat, La Loi (1850). http://www.institutcoppet.org/2015/11/19/la-loi-par-frederic-bastiat-precede-de-la-loi-de-bastiat-en-cinq-theses-fondamentales-par-damien-theillier (9) Ibid. (10) Ibid. (11) Voir Alexis de Tocqueville, Contre le droit au travail, préface de Pierre Bessard, Les Belles Lettres, 2015. (12) Ibid.   Conférence donnée par Damien Theillier lors du 7ème Weekend de la Liberté du 23 au 25 septembre 2016    

Damien Theillier



1 commentaire(s)

  1. […]  » Faut-il libérer l’école de l’État «  […]


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