Wokisme et théorie critique de la race
Par Thierry Foucart
Article original paru sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/wokisme-et-theorie-critique-de-la-race-par-thierry-foucart/
Thierry Foucart1 se penche sur la théorie critique de la race et ses appendices « wokistes » ; il analyse notamment les arguments de « l’autodépréciation » et de « la société blanche » pour en montrer les biais, les incohérences, et les points aveugles. Par ses nombreuses confusions, cette théorie ne respecte pas les règles les plus élémentaires des sciences sociales. En attribuant un comportement odieux à un groupe uniquement d’après la couleur de la peau de ses membres (ce qui n’est rien d’autre que du racisme), elle avoue son caractère purement idéologique.
La théorie critique de la race, apparue au milieu des années 1980 aux États-Unis, est peu à peu diffusée dans l’ensemble du monde occidental. Bien qu’elle se présente comme une théorie scientifique, elle exerce son influence par l’exploitation de l’empathie des individus, par la satisfaction de leurs désirs conscients ou inavoués, et perçoit les sociétés occidentales comme une gigantesque conspiration agissant dans l’intérêt de la « société blanche ». Sa défense systématique de personnes se considérant comme des victimes lui assure un succès dont on doit s’inquiéter. En confondant l’inégalité et l’injustice, le savoir et la croyance, le ressenti et la réalité, la relation numérique et la relation causale, l’incertitude et la vérité, l’intuition et l’esprit critique, la neutralité et l’engagement, elle ne respecte pas les règles les plus élémentaires des sciences sociales. En justifiant les actions « wokistes » comme les dégradations de statues de personnages historiques jugés racistes ou les contestations virulentes de la compétence de certains professeurs, elle n’apporte aucune solution aux difficultés qu’elle prétend résoudre.
Multiculturalisme et théorie critique de la race
L’idée fondatrice du multiculturalisme est une théorie de la construction des identités individuelles et communautaires2. Selon cette théorie, ces identités dépendent du regard que les autres, famille, amis, relations, collègues de travail, membres d’une autre communauté, portent sur chacun. Ce regard peut avoir un effet bénéfique s’il est valorisant, ou inversement négatif lorsqu’il est méprisant, agressif ou systématiquement critique. Dans ces derniers cas, il suscite “l’autodépréciation” de la personne ou de la communauté observée, que les psychologues définissent par l’atteinte de l’estime de soi conduisant l’individu à majorer ses difficultés et son impuissance à les régler. Cette autodépréciation peut être provoquée, selon cette théorie, par l’entourage : « Une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes. La non-reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate de l’identité d’un individu peut lui causer du tort et constituer une forme d’oppression en l’emprisonnant dans une manière d’être fausse, déformée et réduite »3.
Cette théorie est déjà appliquée dans les sociétés occidentales, où il existe des lois interdisant les commentaires négatifs sur toute communauté : on a le droit de critiquer une religion, une idéologie, pas ceux qui les défendent et les diffusent. C’est une nuance parfois difficile à comprendre, et la confusion entre communauté de croyants et croyance suscite de nombreux recours judiciaires. La liste des personnalités accusées et parfois condamnées pour ce genre de déclaration est impressionnante. Anne-Marie Le Pourhiet en donne une liste qui n’a cessé de s’allonger depuis sa publication en 2005 : « Renaud Camus, Michel Houellebecq, Oriana Fallaci, Edgar Morin, Olivier Pétré-Grenouilleau, Max Gallo, Élisabeth Lévy, Paul Nahon, Alain Finkielkraut »4. Le cas de l’historien anglo-américain Bernard Lewis, condamné en 1995 en France pour avoir nié le caractère génocidaire du massacre des Arméniens au début du XXe siècle (avant le vote de la loi interdisant cette contestation), est typique de cette difficulté : on lit, dans les attendus du jugement, que « ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation »5. Inversement, la publication par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet a très profondément blessé les musulmans, mais dans ce cas précis, la justice n’a pas condamné cette publication. On peut s’interroger sur la cohérence entre ces deux jugements.
Cette construction de l’identité donne une interprétation particulière des faits historiques énoncés et admis par Taylor6 :
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« Dans les sociétés patriarcales, les femmes ont été amenées à adopter une image dépréciative d’elles-mêmes. »
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« Une analyse a été faite à propos des Noirs : depuis des générations, la société blanche a donné d’eux une image dépréciative à laquelle certains n’ont pas eu la force de résister.»
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« Récemment, une analyse similaire a été faite pour les peuples indigènes et colonisés en général. On estime que, depuis 1492, les Européens ont donné d’eux une image inférieure et “non civilisée” et qu’ils ont été capables d’imposer cette image aux peuples subjugués par la force. »
Initialement, c’était la réalité humaine et sociale aux États-Unis que prétendait représenter cette théorie. Elle est complétée depuis les années 1980 par la théorie critique de la race, qui « est à l’évidence un phénomène typiquement américain et stipule que le racisme serait omniprésent et agirait à chaque instant et sans relâche en défaveur des personnes de couleur, qui en sont conscientes, et au profit des Blancs. Ces derniers compteraient parmi leurs nombreux privilèges le fait de pouvoir vivre sans ne jamais avoir à prendre conscience de l’ampleur de ce racisme ambiant jouant à leur avantage »7. Ces nombreux « privilèges » constituent ce qui est appelé couramment « le privilège blanc », bien qu’il n’existe aucune disposition administrative ni législative qui avantage les Blancs par rapport aux autres. Les populations victimes de ce racisme en Amérique seraient les descendants des Amérindiens à partir du XVIe siècle et des esclaves originaires d’Afrique noire, et en Europe, les immigrés qui arrivent des anciennes colonies et les populations de ces dernières. Malgré cette différence essentielle entre l’Amérique, colonie de peuplement, et l’Europe, pays d’immigration, le multiculturalisme et la théorie critique de la race se répandent peu à peu partout sous l’influence culturelle des États-Unis.
Les femmes et les sociétés patriarcales
Les études féministes sont à l’origine du premier point évoqué ci-dessus. La situation des femmes dans les sociétés patriarcales des siècles passés les aurait conduites à s’autodéprécier. Se référer aux libertés individuelles pour analyser les conditions de vie des femmes dans l’histoire n’a pas de sens, parce qu’elles n’existent que depuis le XIXe siècle. Les rôles sociaux étaient jadis répartis entre les sexes suivant des critères imposés par les religions, croyances, traditions et les conditions matérielles. La vie sociale répond maintenant à d’autres normes concernant la vie courante : la sexualité, la liberté religieuse, l’exercice du pouvoir, le partage des tâches et des responsabilités, la répartition des richesses, etc. Le renouvellement de la population n’est plus un objectif primordial des sociétés d’aujourd’hui, et la religion n’a plus du tout la même influence sur la mentalité de la population. L’autodépréciation des femmes du passé est un sentiment reconstruit par les féministes d’aujourd’hui.
On pourrait aussi examiner la condition masculine. Lorsque les femmes étaient considérées comme des « ventres » par Napoléon8, les hommes n’étaient que de la chair à canon : ce n’était pas plus flatteur. Pourtant, Taylor ne considère pas que les hommes souffrent maintenant d’autodépréciation.
De nombreuses analyses contemporaines prétendent démontrer l’autodépréciation des femmes auxquelles sont préférés des hommes pour occuper des postes particulièrement prestigieux « quand bien même elles [en] ont les qualifications »9. Leurs auteurs interprètent directement ces inégalités comme des injustices et en déduisent l’autodépréciation de leurs victimes. Cette interprétation n’est pas toujours avérée et demande une analyse approfondie des causes des inégalités très souvent absente. Une femme peut avoir les qualifications requises pour occuper un poste de prestige, sans pour autant se dévaloriser si sa candidature n’est pas retenue. Deux femmes dans cette situation peuvent réagir de façon opposée, l’une en s’autodépréciant, l’autre en dépréciant ceux qui l’ont écartée, et les hommes sont confrontés en permanence à cet arbitrage sans rechercher un critère de discrimination comme la taille, l’âge, etc. Le sentiment d’injustice, justifié ou non, n’a pas de lien avec l’autodépréciation.
Les Noirs, les peuples indigènes et la « société blanche »
Le second point est l’affirmation qu’en Amérique, la société blanche serait responsable de l’autodépréciation de « certains Noirs », « depuis des générations ». Cela semble plus vraisemblable. Les conditions de vie des esclaves américains étaient indignes et leur statut de marchandise humiliant. Cela n’implique pas que la majorité d’entre eux s’autodépréciait. Leurs nombreuses révoltes sont au contraire des réactions de refus et montrent une grande force de caractère – la répression était féroce – incompatible avec l’autodépréciation qui rend difficile une rébellion. Cela n’excuse pas bien sûr les Blancs de l’époque qui, le dimanche, allaient à l’église, et, le lundi, faisaient travailler leurs esclaves sous le fouet.
L’esclavage aux États-Unis a existé jusqu’en 1865 et été remplacé par la ségrégation raciale jusqu’en 1968. L’égalité des droits est dorénavant assurée. Les conséquences de l’esclavage peuvent se faire encore sentir, par la transmission intergénérationnelle de l’autodépréciation chez les Noirs et du racisme chez les Blancs. On ne peut en déduire une autodépréciation généralisée qui se manifesterait par l’absence de réaction collective, pas plus qu’un racisme d’une majorité de Blancs. « Black lives matter » n’est pas une manifestation d’autodépréciation, qui consisterait plutôt à s’autoflageller, mais l’inverse.
Accuser la société blanche d’être responsable de l’autodépréciation des Noirs, c’est oublier aussi que les propriétaires d’esclaves étaient peu nombreux et que l’immigration blanche européenne en Amérique a continué bien longtemps après l’abolition de la traite et de l’esclavage. Beaucoup de Blancs d’Amérique du nord sont donc complètement étrangers à cette autodépréciation, par exemple les millions d’Irlandais qui ont immigré aux États-Unis à la suite de la grande famine de 1845. La théorie critique de la race en rend pourtant leurs descendants responsables puisqu’ils font partie de la société blanche.
Les Amérindiens ont connu des conditions de vie différentes. La colonisation de l’Amérique a été une colonisation de peuplement, violente comme partout à l’époque, a privé les populations autochtones des terres qu’elles exploitaient, et les a parquées dans des réserves en Amérique du Nord, après de nombreux massacres. Ces réserves existent toujours. Les peuples indigènes ont le choix de les quitter et de s’intégrer dans la population occidentalisée ou d’y rester. L’autodépréciation est peut-être l’explication de la persistance de ces communautés, bien que leurs revendications culturelles, qui montrent plutôt une forte volonté de préserver leur passé, soient incompatibles avec cette mésestime de soi. Le refus d’Amérindiens de s’intégrer dans la culture majoritaire est peut-être aussi la conséquence de la discrimination positive dont ils bénéficient, et qu’ils perdraient en quittant la réserve. C’est un comportement caractéristique de l’autodépréciation.
En Amérique latine, les révoltes d’esclaves ont été nombreuses, et certaines ont chassé les Européens comme à Haïti. L’abolition de l’esclavage, dont les Amérindiens étaient exemptés à la suite de la controverse de Valladolid (1550), a été plus tardive (en 1888 au Brésil), mais n’a pas été suivie d’un régime d’apartheid. La violence que l’on reproche aux envahisseurs occidentaux était également celle des Amérindiens, qui pratiquaient par exemple des sacrifices humains, et l’effondrement démographique des autochtones a été dû surtout aux maladies comme la variole importées par les Européens, de la même façon que la Peste Noire, venue avec les invasions mongoles, a presque divisé par deux la population de l’Europe au XIVe siècle.
Les populations amérindiennes et européennes se sont mélangées assez rapidement dès le début de la colonisation, sous la pression des papes et des rois d’Espagne voulant diffuser le catholicisme, de même d’ailleurs que les populations noires et européennes : « une seule goutte de sang blanc » suffisait pour que quelqu’un soit classé parmi les Blancs au Brésil. Le métissage des populations a été un signe de fusion des communautés, et non d’autodépréciation. Il semble ralentir maintenant, peut-être sous l’effet des politiques de discrimination positive.
D’autres anciennes colonies européennes de peuplement comme Les Caraïbes, la Nouvelle Calédonie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, etc. sont dans une situation plus ou moins analogue à celle de l’Amérique du Nord.
La traite des êtres humains
La traite atlantique et la colonisation seraient aussi des causes de l’autodépréciation des populations d’Afrique. Il faut replacer ce commerce devenu honteux dans le contexte de l’époque.
La traite atlantique a duré du XVIe au XIXe siècle. Les Européens achetaient les esclaves le long des côtes d’Afrique occidentale aux trafiquants noirs et arabo-musulmans qui les avaient capturés à l’intérieur du continent, au cours de guerres et de razzias, laissant souvent les villages désertés, les cultures détruites, les troupeaux abattus et les populations massacrées. D’après T. N’Diaye10, l’Afrique noire en subirait encore les conséquences économiques et démographiques, mais cette affirmation est contestée par Pétré-Grenouilleau11. Considérés comme des marchandises, les esclaves bénéficiaient, lors de leur transport en Amérique, de conditions matérielles parfois moins mauvaises que celles des marins recrutés de force sur lesquels les capitaines des bateaux avaient droit de vie et de mort. Leur statut indigne de marchandises ne les empêchait pas de se révolter pendant leur transport.
Du VIIIe au XIXe siècle, la traite arabo-musulmane a prélevé sur les populations noires d’Afrique centrale et orientale plusieurs dizaines de millions de captifs vendus sur les marchés de Marrakech, de Tunis, d’Alger, de Tripoli, du Caire, de Zanzibar et d’ailleurs pour être expédiés au Proche-Orient et en Arabie, parfois jusqu’en Inde et en Chine, dans des conditions épouvantables12. Les captifs de sexe masculin étaient émasculés dans des souffrances atroces, avec un taux de mortalité très élevé (T. N’Diaye, M. Chebel). Cela explique l’absence actuelle de Noirs au Proche-Orient et en Arabie.
Les pays européens, en particulier l’Espagne et l’Italie mais aussi la France et l’Angleterre, ont souffert des pirates barbaresques et ottomans basés en Afrique du nord de 1500 à 1800 environ13. Les razzias prélevaient des populations parfois entières de villages côtiers, tandis que les galères barbaresques capturaient les pêcheurs en mer, parfois jusqu’en Islande, s’emparaient des bateaux de commerce et vendaient leurs équipages et passagers sur les marchés aux esclaves d’Afrique du nord. De nombreux esclaves blancs repartaient comme galériens, d’autres étaient utilisés dans le bâtiment et l’agriculture dans des conditions d’autant plus ignobles que leur valeur marchande était faible, et les femmes servaient de personnel domestique ou étaient envoyées dans des harems qui pouvaient regrouper plusieurs milliers de personnes. L’opposition religieuse entre chrétiens et musulmans aggravait les conditions de vie des esclaves. Cette traite, souvent ignorée, a provoqué l’abandon d’une partie de la côte méditerranéenne en Italie et en Espagne malgré la présence de tours de guet dont certaines existent encore. Les esclaves européens ont représenté jusqu’à 25 % de la population d’Alger, et de 10 % à 20 % des populations de Tunis et de Tripoli14. Cette piraterie n’a disparu que vers 1825. Selon les registres européens, souvent incomplets, il y aurait eu plus d’un million d’esclaves capturés au cours de ces années. Les musulmans ont agi comme les chrétiens, en allant à la mosquée le vendredi et en faisant travailler le lendemain leurs esclaves sous le fouet.
Des Blancs, des Arabes, des Berbères, des Ottomans, des Noirs, des Asiatiques ont donc été coupables d’esclavage et de traite. Des catholiques, des orthodoxes, des musulmans, des païens, des juifs, en ont été victimes. La traite et l’esclavage ont été des pratiques universelles dans l’espace et dans le temps. Pour Pétré-Grenouilleau, « l’Afrique noire n’a pas été seulement une victime de la traite, elle a été l’un de ses principaux acteurs »15. Elle en a été surtout la principale victime, mais les responsabilités de ce trafic sont partagées entre tous. La traite et l’esclavage sont depuis la Déclaration des droits de l’homme de 1948 des crimes de l’humanité contre elle-même.
On ne peut condamner les négriers occidentaux sans condamner les pirates barbaresques, les trafiquants arabo-musulmans et les négriers africains, d’autant moins que ce sont les pays européens qui ont interdit ce trafic abominable les premiers, à partir du XIXe siècle, sous la pression du mouvement abolitionniste apparu en Europe dès le XVIe siècle, et que l’esclavage arabo-musulman a perduré en Afrique jusqu’à une période récente. Dans son compte rendu d’une conférence de l’ONU sur l’esclavage tenue à Genève en 1956, le journaliste Émile Roche écrit : « on prend des Noirs en Afrique, et plus particulièrement dans nos possessions. On les dirige vers la mer Rouge, qui est franchie dans des bateaux spécialement équipés à cet effet, et on les vend sur des marchés d’esclaves qui n’ont rien de clandestin, de l’autre côté de la mer »16. L’esclavage n’a été interdit au Pakistan qu’en 1962, au Yémen qu’en 1992, en Mauritanie qu’en 200717. Il semble resurgir à l’heure actuelle en Libye et en Afrique de l’Est.
La colonisation et « l’autodépréciation » des immigrés
Comme la traite et l’esclavage, la colonisation a toujours existé depuis les temps préhistoriques. L’Europe a été colonisée par les Barbares après la chute de l’Empire romain. L’Afrique du Nord et la péninsule ibérique ont été conquises par les Arabes à partir de 650. L’Empire ottoman a ensuite colonisé une grande partie de l’Europe et de l’Afrique du Nord jusqu’en 1915. En colonisant l’Algérie, la France n’a fait que succéder aux colonisateurs précédents ottomans, arabes, barbares, romains, carthaginois, etc.
Évidemment, la colonisation provoque des drames, par la guerre et l’occupation. La spoliation des terres par les colons est un fait. Elle est aussi à l’origine d’un développement culturel et scientifique, mais elle est accusée d’être responsable des difficultés que rencontrent les anciennes colonies devenues indépendantes depuis plus de soixante ans.
La conquête de l’Algérie, contrairement à ce que l’on dit, n’a pas été particulièrement violente pour l’époque18. Brazza a libéré de nombreux esclaves africains en créant Libreville. Les Anglais ont interdit l’esclavage à Zanzibar. Le Gabon et le Congo français ont été colonisés pacifiquement avec l’accord de rois locaux19. « On ne saurait ignorer, pour ce qui nous intéresse ici, que c’est la colonisation européenne qui mit entièrement fin à la traite arabo-musulmane »20.
Pour Taylor, « le colonialisme aurait dû se replier pour donner aux peuples de ce que nous appelons aujourd’hui le tiers monde leurs chances d’être eux-mêmes libres »21. Taylor montre ici une méconnaissance totale des conditions de vie des peuples d’Afrique noire avant la colonisation, décrites par des explorateurs comme Livingstone, Sydney, Brazza, parmi d’autres : guerres intestines, famines et épidémies récurrentes, maladies endémiques comme la lèpre, mutilations sexuelles, esclavagisme, anthropophagie, parmi d’autres coutumes qui nous paraissent bien cruelles (par exemple, les femmes girafes et les femmes à plateau). La colonisation a au contraire accéléré la libération des peuples de ces pays. Prétendre l’inverse est d’autant plus contestable que revendiquer cette libération revient à accepter ce concept de l’humanisme occidental. Elle est considérée maintenant comme un paternalisme de mauvais aloi. Ce n’était pas l’avis des patients du Dr Schweitzer au Gabon, ni des esclaves libérés par les Européens. Les missions chrétiennes avaient pour objectif la christianisation, mais le moyen était l’aide aux populations locales. Cette affirmation est pourtant reprise dans les discours de responsables politiques africains et nord-africains, et même fréquemment en Europe et encore plus souvent en Amérique du Nord.
La colonisation de la péninsule ibérique et de l’Afrique du Nord par les Arabes, puis de l’Europe orientale et centrale et du Maghreb par les Ottomans sont oubliées. La colonisation européenne est la seule à être condamnée. C’est un parti pris évident qui cache la réalité : les migrations suivent toujours la même direction, des pays pauvres vers les pays riches, mais aussi des pays soumis à des régimes dictatoriaux corrompus vers les pays démocratiques. Les victimes se réfugieraient-elles chez leurs bourreaux ?
L’autre cause de l’autodépréciation des immigrés serait l’existence en Europe de discriminations en fonction de l’origine ethnique et de la religion. Quoi de plus normal que les immigrés venant d’Afrique aient du mal à s’intégrer en Europe ? Croit-on qu’il n’existe pas de “privilège noir” dans les pays d’Afrique noire, musulman dans les pays musulmans, chinois en Chine ? Les démocraties occidentales sont peut-être les seuls pays où les discriminations ethniques et religieuses sont interdites par la loi. En Europe, les droits civils des étrangers en situation régulière sont quasiment les mêmes que ceux des nationaux. C’est très loin d’être partout le cas, en particulier dans les pays d’où viennent les immigrés. Avant de protester contre les discriminations dont il souffre en France, un Afghan pourrait penser à la condition des femmes dans son pays, un Algérien accepter que son voisin soit catholique, un Marocain laisser sa fille libre d’épouser un athée, un Turc admettre l’homosexualité de son fils.
L’autodépréciation des immigrés, si elle existe, est peut-être plus la conséquence de l’incapacité de leurs pays d’origine à résoudre leurs difficultés depuis leur indépendance il y a plus de soixante ans, que des conditions de vie qui leur sont faites actuellement dans les pays occidentaux.
Les règles de la théorie de l’identité
Taylor déduit trois règles de la théorie de l’identité évoquée précédemment :
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L’exigence de reconnaissance positive d’un individu par les autres ;
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La construction d’une identité individuelle originale et la fidélité à soi-même ;
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Le lien entre la construction de l’identité et les rapports humains et sociaux.
Ces règles sont celles du multiculturalisme. Taylor les complète par le « droit à la différence », et la théorie critique de la race par « le droit à la réparation ».
Le premier point limite la liberté individuelle. Il impose une appréciation systématiquement positive de chaque individu pour éviter son autodépréciation. La théorie critique de la race, en dévalorisant la société blanche, ne le respecte pas du tout.
Le second point instaure un régime communautariste. Les individus et les communautés doivent à la fois reconnaître les autres positivement et être fidèles à eux-mêmes : « les Allemands ne doivent pas essayer d’être des Français dérivés et inévitablement, de second choix »22. Ils doivent donc rester allemands, les Français rester français, etc.
Le troisième point est l’affirmation de la construction de l’identité par les rapports humains et sociaux. Les rapports les plus fréquents sont entre les membres d’une même communauté, ce qui augmente l’emprise de cette dernière sur ses membres.
L’objectif du multiculturalisme est la cohabitation de communautés fortes et séparées, alors que les démocraties sont fondées sur la tolérance et la liberté individuelle.
Le droit à la différence n’est possible que si toutes les communautés reconnaissent « les similitudes essentielles que réclame la vie collective »23, par exemple la monogamie, l’égalité des sexes, la liberté de religion. Une reconnaissance positive généralisée est difficile si les cultures communautaires sont très différentes, et la présence d’une communauté dominatrice ou sous une autorité étrangère, évoquée par Locke dans sa Lettre sur la tolérance (1686), crée un danger sur le caractère pacifique de la cohabitation. Ce droit crée inévitablement des inégalités que l’on ne peut donc qualifier d’injustices puisqu’elles résultent de son exercice.
La séparation des communautés peut avoir des conséquences opposées à l’objectif recherché. Un exemple est donné par l’enseignement des mathématiques présenté dans le fascicule Pathway24 : « Soutenant que le recours à des problèmes écrits au contexte fictif ou artificiel plutôt qu’à des problèmes étroitement inspirés de situations faisant partie du vécu des élèves serait une manifestation de la culture de suprématie blanche (p. 59), les auteurs suggèrent de pallier ces importantes lacunes en incorporant dans la pratique enseignante des activités éducatives comme utiliser des tissus imprimés servant à la fabrication de pagnes africains (Ankara fabric) pour “enseigner les concepts mathématiques tels que les pavages, les fractions, l’aire, les pourcentages, etc.” ».
Respecter ces consignes dans l’enseignement donné aux minorités ethniques suivant la tradition de chacune, réserverait aux élèves occidentaux l’apprentissage de l’abstraction, en priverait les autres, et accentuerait le “privilège blanc” puisque l’aptitude à l’abstraction acquise en résolvant « des problèmes écrits au contexte fictif ou artificiel » est fondamentale en mathématiques.
L’histoire des mathématiques montre au contraire la similitude de pensée des êtres humains quelle que soit leur culture, c’est-à-dire l’universalisme non des règles de justice ni des normes, mais de la pensée logique et abstraite. Cette faculté intellectuelle est constitutive de l’être humain au même titre que ses organes, et la développer dans une communauté particulière est une discrimination négative.
Le droit aux réparations (ou au dédommagement) ne concerne pas les différences précédentes. Il prévoit l’indemnisation des préjudices dont la société blanche serait responsable. Les recours judiciaires engagés par le Mouvement international pour les réparations (MIR) ont échoué en France25. Il est impossible logiquement de réclamer des réparations aux Blancs vivants qui ne sont pas responsables des préjudices subis jadis par les femmes, les Noirs et les Amérindiens, et d’indemniser les descendants de ces derniers qui ne les ont pas subis. La théorie critique de la race replace les préjudices du passé dans le présent en leur substituant l’autodépréciation considérée comme leur conséquence sur les générations actuelles.
L’autodépréciation est une disposition psychologique particulière qui empêche l’individu de faire face à ses difficultés, et n’a pas de lien avec la légalité. Considérer un regard dévalorisant comme cause de l’oppression encourage la revendication de la réparation et augmente paradoxalement l’autodépréciation. La loi ne peut juger la pensée ni de l’oppresseur présumé, ni de l’opprimé prétendu.
Dans la logique du droit aux réparations, il est nécessaire de développer au sein de la majorité blanche un sentiment de culpabilité suffisamment fort pour que les réparations soient acceptées. Pour cela, on attribue aux Blancs une responsabilité morale complètement orientée idéologiquement des tragédies du passé et on les accuse de racisme dans le présent. La conséquence est la naissance d’un conflit entre les communautés incompatible avec leur cohabitation pacifique.
La théorie critique de la race ne respecte pas les normes élémentaires de la scientificité et attribue un comportement odieux à des gens uniquement d’après la couleur de leur peau de ses membres : c’est la définition même du racisme. C’est une théorie idéologique dont l’application concrète ne peut aboutir qu’à créer de nouvelles difficultés.
Ces difficultés apparaissent dans les comportements individuels. Ce que l’on appelle en France le wokisme est une « désobéissance civile » appliquant concrètement la théorie critique de la race : dégradations d’œuvres d’artistes accusés de racisme, exclusions de certains auteurs des programmes d’études secondaires et supérieures, autodafés de livres jugés « inappropriés », interruptions de certaines manifestations scientifiques et artistiques etc. Il n’existe aucune justification rationnelle de ces passages à l’acte qui ne font que répondre au mal-être de leurs auteurs sans leur apporter de solution.
Cette théorie a donné naissance au décolonialisme et à l’indigénisme politique. Ce n’est plus dans les anciennes colonies qu’il faudrait éliminer les effets néfastes de la colonisation, mais dans les pays anciennement colonisateurs qui accueillent maintenant des réfugiés issus de leurs anciennes colonies. Les « indigènes de la République », par un retournement du sens du mot « indigène », ne sont plus les Français de « souche », mais des immigrés et des « racisés » qui croient trouver dans cette théorie la réponse à leurs difficultés d’intégration. Ils ne font que les accentuer.
Notes
– 1 Thierry Foucart est agrégé de mathématiques et habilité à diriger des recherches. Il se consacre depuis sa retraite de l’Université à l’épistémologie dans les sciences humaines et sociales.
– 2 Taylor C., 1994, Multiculturalisme, Différence et démocratie, Flammarion, Paris.
– 3 Id., p. 41-42.
– 4 Pourhiet A.-M., « L’esprit critique menacé », Le Monde du 3 décembre 2005
– 5 Jugement du 21 juin 1995, 1 chambre, 1 section du TGI de Paris.
– 6 Taylor C., op. cit., p. 42.
– 7 Morneau-Guérin, F., Santarossa, D., Boyer, C., 2022. « Le démantèlement du racisme dans l’enseignement des mathématiques et l’effet cobra », Éditions de l’apprentissage, Montréal.
– 8 Héritier F., 2001, « Privilège de la féminité et domination masculine », entretien avec Esprit n° 3-4, p. 77-95.
– 10 N’Diaye T., 2017, Le g=Génocide voilé, Gallimard.
– 11 Pétré-Grenouilleau O., 2004, Les Traites négrières, Gallimard, Folio histoire, Paris.
– 12 Chebel M., 2010, L’Esclavage en terre d’Islam, Arthème Fayard/Pluriel, Paris.
– 13 Davis C.R., 2006, trad. Tricoteaux M., Esclaves blancs, maîtres musulmans, l’esclavage blanc en Méditerranée 1500-1800, éd. Jacqueline Chambon, Paris.
– 14 Id., p. 173-174.
– 15 Pétré-Grenouilleau O., 2004, op. cit., p. 556.
– 16 Roche É., « Anticolonialistes… mais esclavagistes ! », Le Monde, 14 septembre 1956.
– 17 Chebel M., op. cit.., p. 408.
– 18 Lefeuvre D., 2006, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Paris.
– 19 Génin É., 1885, éd. 2013, Les explorations de Brazza, Hachette livre BNF, Paris.
– 20 N’Diaye T., op. cit., p. 261.
– 21 Taylor C., op. cit., p. 48.
– 22 Taylor C., op. cit., p. 48.
– 23 Durkheim É., 1922 (éd. 2013), Éducation et sociologie, Presses universitaires de France, Paris, p. 42.
– 24 Cité par Morneau-Guérin et al., op. cit.
– 25 Vincent J., « L’argent de l’esclavage, débat sur une compensation historique », Le Monde du 2 juin 2023.
Article paru sur :https://www.mezetulle.fr/wokisme-et-theorie-critique-de-la-race-par-thierry-foucart/
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