Sophismes électoraux
Je suis engagé.
Je ne nomme pas M. tel, parce qu’il ne m’a pas demandé mon suffrage.
Je vote pour M. tel, parce qu’il m’a rendu service.
Je vote pour M. tel, parce qu’il a rendu des services à la France.
Je vote pour M. tel, parce qu’il m’a promis un service.
Je vote pour M. tel, parce que je désire une place.
Je vote pour M. tel, parce que je crains pour ma place.
Je vote pour M. tel, parce qu’il est du Pays.
Je vote pour M. tel, parce qu’il n’est pas du Pays.
Je vote pour M. tel, parce qu’il parlera.
Je vote pour M. tel, parce que s’il n’est pas nommé, notre préfet ou notre sous-préfet seront destitués.
Chacun de ces sophismes a son caractère spécial, mais il y a aussi au fond de chacun d’eux quelque chose qui leur est commun et qu’il s’agit de démêler.
Tous reposent sur cette double donnée :
L’élection se fait dans l’intérêt du candidat.
L’électeur est propriétaire exclusif d’une chose, à savoir : son suffrage, dont il peut disposer à sa guise et en faveur de qui il l’entend.
La fausseté de cette doctrine et l’application qui en est faite journellement ressortiront de l’examen auquel nous allons nous livrer.
I. — Je ne vote pas pour M. A., parce qu’il ne m’a pas réclamé mon suffrage.
Ce sophisme, comme tous les autres, repose sur un sentiment qui, en lui-même, n’est pas répréhensible, sur le sentiment de la dignité personnelle.
Il est rare en effet que les paradoxes par lesquels les hommes s’en imposent à eux-mêmes, pour s’encourager à une action mauvaise, soient complètement faux. C’est un tissu dans lequel on aperçoit toujours quelques fils de bon aloi. Il y a toujours en eux quelque chose de vrai, et c’est par ce côté qu’ils en imposent. S’ils étaient faux de tous points, ils ne feraient pas tant de dupes.
Celui que nous examinons revient à ceci :
« M. A. aspire à la députation. La députation est le chemin des honneurs et de la fortune. Il sait que mon suffrage peut concourir à sa nomination. C’est bien la moindre chose qu’il me le demande. S’il fait le fier, je ferai le fier à mon tour ; et quand je consens à disposer en faveur de quelqu’un d’une chose aussi précieuse que mon vote, j’entends qu’on m’en sache gré, qu’on ne dédaigne pas de venir chez moi, d’entrer en relation avec moi, de me serrer la main, etc., etc. »
Il est bien clair que l’Électeur qui raisonne ainsi tombe dans la double erreur que nous avons signalée.
1° Il croit que son vote est donné pour l’utilité du candidat.
2° Il pense, qu’en fait de services, il est le maître d’en rendre à qui il lui plaît.
En un mot, il fait abstraction des biens et des maux publics qui peuvent résulter de son choix.
Car s’il avait présent à l’esprit que le but de tout le mécanisme électoral est de faire arriver à la Chambre des Députés consciencieux et dévoués, il ferait probablement le raisonnement contraire et dirait :
« Je voterai pour M. A. par ce motif, entre autres, qu’il ne m’a pas demandé mon suffrage ! »
En effet, aux yeux de qui ne perd pas de vue l’objet de la députation, je ne crois pas qu’il puisse s’élever de plus forte présomption contre un candidat que son empressement à quêter des suffrages.
Car enfin, qui pousse cet homme à venir me tourmenter jusque chez moi, à s’efforcer de me prouver que je dois lui donner ma confiance ?
Lorsque je sais que tant de Députés, deux boules à la main, ont fait la loi aux ministres et se sont fait adjuger de bonnes places, ne dois-je pas craindre que ce candidat n’ait pas autre chose en vue, qui vient, quelquefois de l’autre extrémité du Royaume, implorer la confiance de gens qu’il ne connaît pas ?
On peut sans doute être trahi par le Député qu’on a spontanément choisi. Mais si nous, électeurs, allons chercher un homme dans sa retraite (et nous ne pouvons l’y aller chercher que parce que sa réputation d’intégrité est parfaitement établie), si nous l’arrachons à sa solitude pour l’investir d’un mandat qu’il ne demandait pas, ne mettrons-nous pas de notre côté toutes les chances possibles de déposer ce mandat en des mains pures et fidèles ?
Si cet homme eût voulu faire une affaire de la Députation, il l’aurait recherchée. Il ne l’a pas fait, donc il n’a point de funeste arrière-pensée.
D’ailleurs celui à qui la députation est spontanément déférée, comme le libre témoignage de la confiance générale et de l’estime universelle, celui-là doit se sentir tellement honoré, tellement reconnaissant envers sa propre renommée, qu’il se gardera de la ternir.
Et, après tout, ne serait-il pas bien naturel que les choses se passassent ainsi ?
De quoi est-il question ? S’agit-il de rendre service à M. un tel, de le favoriser, de le mettre sur le chemin de la fortune ?
Non, il s’agit de nous donner un mandataire qui ait notre confiance. Ne serait-il pas bien simple que nous nous donnassions la peine de le chercher ?
Il s’agissait d’une importante tutelle. Un nombreux conseil de famille était réuni dans le prétoire. Un homme arrive hors d’haleine, couvert de sueur, après avoir crevé plusieurs chevaux. Nul ne le connaît personnellement. Tout ce que l’on en sait, c’est qu’il gère au loin les propriétés des mineurs et que bientôt il va avoir des comptes à rendre. Cet homme supplie qu’on le nomme tuteur. Il s’adresse aux parents paternels, et puis aux parents maternels. Il fait longuement son propre éloge ; il parle de sa probité, de sa fortune, de ses alliances ; il prie, il promet, il menace. On lit sur ses traits une anxiété profonde, un désir immodéré de réussir. Vainement lui objecte-t-on que la tutelle est très chargée ; qu’elle prendra beaucoup sur le temps, sur la fortune, sur les affaires de celui à qui elle sera imposée. — Il lève toutes les difficultés. Son temps, il ne demande pas mieux que de le consacrer au service des pauvres orphelins ; — sa fortune, il est prêt à en faire le sacrifice, tant il se sent dans le cœur un désintéressement héroïque ; — ses affaires, il les verra péricliter d’un œil stoïque, pourvu que elles des mineurs prospèrent en ses mains. — Mais vous gérez leur fortune. — Raison de plus ; je me rendrai des comptes à moi-même, et qui est plus en mesure de les examiner que celui qui les a faits ?
Je le demande, le conseil de famille agirait-il d’une manière raisonnable en confiant à ce solliciteur empressé les fonctions qu’il demande ?
N’agirait-il pas plus sagement d’en investir un parent connu par sa probité, son exactitude, surtout s’il se rencontrait que ce parent eût avec les mineurs des intérêts identiques, en sorte qu’il ne pût leur faire ni bien ni mal sans en recueillir sa part ?
II — Je vote pour M. A., parce qu’il m’a rendu un service.
« La reconnaissance, a-t-on dit, est la seule vertu dont on ne puisse pas abuser. » — C’est une erreur. Il y a un moyen fort usité d’en abuser, c’est d’acquitter, aux dépens d’autrui, la dette qu’elle nous impose.
Je ne disconviens pas qu’un électeur qui a reçu de fréquents témoignages de bienveillance de la part d’un candidat, dont il ne partage pas les opinions, se trouve dans une des positions les plus délicates et les plus pénibles, si ce candidat a l’impudeur de lui demander son suffrage. L’ingratitude est en elle-même une chose qui répugne ; aller jusqu’à en faire, pour ainsi dire, un étalage officiel, cela peut devenir un véritable supplice. — Vous aurez beau colorer cette défection par les motifs politiques les mieux déduits, il y a au fond de la conscience universelle un instinct qui vous condamnera. — C’est que les mœurs politiques n’ont pas fait ni pu faire les mêmes progrès que la morale privée. C’est que le public voit toujours dans votre suffrage une propriété dont vous pouvez disposer, et il vous blâmera de ne pas le laisser diriger par une vertu aussi populaire, aussi honorable que la reconnaissance.
Cependant examinons.
La question, telle qu’elle se pose en France, devant le corps électoral, est le plus souvent tellement complexe, qu’elle laisse, ce semble, une grande latitude à la conscience. Il y a deux candidats : l’un est pour le ministère, l’autre pour l’opposition. — Oui, mais si le ministère a fait bien des fautes, l’opposition a bien des torts aussi. D’ailleurs voyez les programmes des deux compétiteurs, l’un veut l’ordre et la liberté, — l’autre demande la liberté avec l’ordre. Il n’y a de différence qu’en ce que l’un met en seconde ligne ce que l’autre place au premier rang ; au fond, ils veulent la même chose. Il ne valait pas la peine, pour de telles nuances, de trahir les droits que des bienfaits reçus donnaient sur votre vote à l’un des candidats. Vous n’êtes donc pas excusable.
Mais supposons que la question posée devant les électeurs soit moins vague, et vous verrez s’affaiblir non seulement les droits, mais encore la popularité et même les prétentions de la reconnaissance.
En Angleterre, par exemple, une longue expérience du gouvernement représentatif a appris aux électeurs qu’il ne fallait pas poursuivre toutes les réformes à la fois, mais ne passer à la seconde que lorsqu’on aurait emporté la première, et ainsi de suite[[Bastiat]].
Il en résulte qu’il y a toujours devant le public une question principale, sur laquelle se concentrent tous les efforts de la Presse, des associations, et des électeurs.
Êtes-vous pour ou contre la réforme électorale [[]]?
Êtes-vous pour ou contre l’émancipation catholique [[]] ?
Êtes-vous pour ou contre l’affranchissement des esclaves [[]] ?
En ce moment, la question est uniquement celle-ci :
Êtes-vous pour ou contre la liberté des échanges ?
Quand elle sera vidée, on posera sans doute cette autre :
Êtes-vous pour ou contre le système volontaire en matière de religion ?
Tant que dure l’agitation relative à une de ces questions, tout le monde y prend part, tout le monde cherche à s’éclairer, tout le monde s’engage dans un parti ou dans l’autre. Sans doute, les autres grandes réformes politiques, quoique mises dans l’ombre, ne sont pas entièrement négligées. Mais c’est un débat qui s’engage dans le sein de chaque parti, et non d’un parti à l’autre.
Ainsi aujourd’hui, quand les free-traders ont à opposer un candidat aux monopoleurs, ils ont des assemblées préparatoires, et là celui-là est proclamé candidat qui, indépendamment de la conformité de ses principes avec ceux des free-traders, en matière commerciale, convient mieux en outre à la majorité à raison de ses opinions sur l’Irlande, ou le Bill de Maynooth, etc., etc. — Mais au jour de la grande lutte on ne demande aux candidats que ceci :
Êtes-vous free-traders ? — Êtes-vous monopoleurs ?
Et, par conséquent, c’est sur cela seul que les électeurs ont à se prononcer.
Or il est aisé de comprendre qu’une question posée en des termes aussi simples, ne laisse s’insinuer au sein des partis aucun des sophismes que ce livre a pour objet de combattre, et notamment le sophisme de la reconnaissance.
J’aurai rendu dans la vie privée de grands services à un électeur. Mais je sais qu’il est pour la liberté commerciale, tandis que je me présente comme le candidat des partisans du régime protecteur. L’idée même ne me viendra pas d’exiger de lui, par reconnaissance, le sacrifice d’une cause à laquelle je sais qu’il a voué tous ses efforts, pour laquelle il a souscrit, en faveur de laquelle il s’est affilié à des associations puissantes. Que si je le faisais, la réponse serait claire et logique, et elle obtiendrait l’assentiment du public, non seulement dans son parti, mais encore dans le mien. Il me dirait : Je vous ai des obligations personnelles. Je suis prêt à m’acquitter personnellement. Je n’attendrai pas que vous me le demandiez et je saisirai toutes les occasions de vous prouver que je ne suis pas un ingrat. Il est pourtant un sacrifice que je ne puis vous faire, c’est celui de ma conscience. Vous savez que je suis engagé dans la cause de la liberté commerciale, que je crois conforme à l’intérêt public. Vous, au contraire, vous soutenez le principe opposé. Nous sommes ici réunis pour savoir lequel de ces deux principes a l’assentiment de la majorité. De mon vote, peut dépendre le triomphe ou la défaite du principe que je soutiens. En conscience, je ne puis pas lever la main pour vous.
Il est évident qu’à moins d’être un malhonnête homme le candidat ne pourrait pas insister pour prouver que l’électeur est lié par un bienfait reçu.
La même doctrine doit prévaloir parmi nous. Seulement les questions étant beaucoup plus compliquées, elles donnent ouverture à une contestation pénible entre le bienfaiteur et l’obligé. Le bienfaiteur dira : Mais pourquoi me refusez-vous votre suffrage ? est-ce parce que nous sommes séparés par quelques nuances d’opinions ? Mais pensez-vous exactement comme mon compétiteur ? Ne savez-vous pas que mes intentions sont pures ? Ne veux-je pas, ainsi que vous, l’ordre, la liberté, le bien public ? Vous craignez que je ne vote telle ou telle mesure que vous désapprouvez ; et qui sait si elle sera présentée aux Chambres dans cette session ? Vous voyez bien que vous n’avez pas de motifs suffisants pour oublier ce que j’ai fait pour vous. Vous ne cherchez qu’un prétexte pour vous dégager de toute reconnaissance.
Il me semble que la méthode anglaise, celle de ne poursuivre qu’une réforme à la fois, indépendamment de ses avantages propres, a encore l’avantage très grand de classer invariablement les électeurs, de les mettre à l’abri des mauvaises influences, de ne laisser pas prise aux sophismes, en un mot de former de franches et fermes mœurs politiques. Aussi je voudrais qu’on l’adoptât en France. En ce cas il est quatre réformes qui se disputeraient la priorité.
1° La réforme électorale ;
2° La réforme parlementaire ;
3° La liberté d’enseignement ;
4° La réforme commerciale.
Je ne sais à laquelle de ces questions mon pays donnerait le pas. — Si j’avais voix au chapitre à cet égard, je désignerais la réforme parlementaire, comme la plus importante, la plus urgente, celle à laquelle l’opinion est le mieux préparée, celle qui est la plus propre à favoriser le triomphe des trois autres.
C’est par ce motif que j’en dirai quelques mots à la fin de ce livre. . . . . .
III. — Je vote pour M. A., parce qu’il a rendu de grands services au pays.
À une certaine époque, on sollicitait la voix d’un électeur pour un général de mérite. — Qui donc, dans le pays, disait-on, a rendu plus de services à la patrie. Il a versé son sang sur de nombreux champs de bataille. Il doit tous ses grades à son courage et à ses talents militaires. — Il s’est fait lui-même et qui plus est il a élevé à des postes importants ses frères, ses neveux, ses cousins. — Notre arrondissement est-il menacé ? disait l’électeur, fait-on une levée en masse ? Est-il question de choisir un chef militaire ? Ma voix est acquise à l’honorable général, tout ce que vous m’en dites et ce que j’en sais lui donnent des titres irrécusables à ma confiance.
Non, dit le solliciteur, il s’agit de nommer un député, un législateur. — Quelles seront les fonctions ? — Faire des lois, réviser le code civil, le code de procédure, le code pénal, rétablir l’ordre dans les finances, surveiller, contenir, réprimer et au besoin accuser les ministres. — Et qu’ont de commun les grands coups d’épée qu’a distribués le général aux ennemis avec les fonctions législatives ? — Il ne s’agit pas de cela ; il est question de lui décerner, dans la députation, une récompense digne de ses services. — Mais si, par ignorance, il fait de mauvaises lois, s’il vote pour des plans financiers désastreux, qui devra en subir les conséquences ?
— Vous-même et le public.
— Et puis-je en conscience investir le général du droit de faire des lois s’il doit en faire de mauvaises ?
— Vous insultez un homme d’un grand talent et d’un noble caractère. Le supposez-vous ignorant ou mal intentionné ?
— Dieu m’en garde. Je suppose que s’étant occupé toute sa vie de l’école de peloton, il est fort savant en stratégie. Je ne doute pas qu’il ne passe admirablement une revue. Mais encore une fois qu’y a-t-il de commun entre ces connaissances et celles qui sont nécessaires à un représentant ou plutôt aux représentés ?
. . . . . . . . . . . . . .
[1] Bastiat suivait de très près la politique anglaise. Les questions qui suivent ne sont pas arbitraires, comme les montrent les notes qui suivent.
[2] Reform Bill de 1832
[3] Catholic Relief Bill de 1829
[4] L'émancipation des esclaves a été votée en 1833.
0 commentaire(s)