Réseaux sociaux et égalitarisme
Réseaux sociaux et égalitarisme
Par Thierry Foucart
La
loi contre la haine sur Internet vient d’être définitivement adoptée par l’Assemblée nationale (Le Monde du 13 mai 2020). Elle risque d’être complétée pour limiter d’autres conséquences négatives de la liberté d’expression, comme la diffusion d’informations dangereuses et les manipulations des élections par des intrusions étrangères. La question se pose de l’efficacité de cette loi et de l’existence d’autres façons de lutter contre l’instrumentalisation de la liberté d’expression.
La liberté d’expression
On reproche en particulier à la Russie ses intrusions dans les débats concernant le Brexit et l’élection présidentielle américaine. Ce n’est pas nouveau : l’URSS a financé la campagne de Jacques Duclos, candidat communiste à l’élection présidentielle en France en 1969. La France elle-même intervient dans des élections de pays africains. Les armes de destruction massives irakiennes ont été inventées par les Américains pour justifier la seconde guerre du Golfe. En fait, chaque État cherche à orienter les opinions publiques étrangères suivant ses intérêts par des intrusions dissimulées.
Les informations dangereuses concernent toutes les sciences et tous les savoirs. Des sites vantent des régimes alimentaires dangereux, font une publicité cachée pour des sectes religieuses, publient de fausses informations dans un objectif idéologique. Mais certains partis politiques, journaux et revues suivent depuis longtemps la même démarche. Des théories complotistes sont même diffusées par des éditeurs reconnus, et des ouvrages haineux d’auteurs réputés sont édités par de grandes maisons.
Il est difficile de s’insurger contre ces procédés qui ont toujours existé et que l’on pratique parfois soi-même en toute bonne foi. Ce qui est nouveau et suscite l’inquiétude, c’est la puissance de conviction des réseaux sociaux renforcée par la technologie.
Le net et la démocratie
La liberté d’expression facilite le partage et la diffusion des connaissances et suscite le progrès économique, scientifique et social, et est à l’origine de l’efficacité du
net. Par le même mécanisme, elle renforce la puissance de conviction du complotisme, des
fake news, des intrusions étrangères …
La difficulté est de faire le tri entre les informations positives et négatives : il est fondé sur un jugement de valeur, et ce qui est positif en Europe peut être jugé négatif en Chine, en Russie ou aux États-Unis … Ce jugement ne peut être que national. La contradiction avec le régime démocratique est évidente, mais l’antagonisme de la liberté et de la sécurité peut être arbitré par la loi. Des amendements de la loi sur la liberté d’expression, comme l’amendement
Gayssot (1990), existent d’ailleurs déjà. Rien n’empêche d’en voter d’autres.
La question qui se pose concerne l’efficacité de ces amendements. La loi française ne s’applique évidemment pas en Chine ni dans les pays arabes où le négationnisme est largement diffusé, ni ailleurs, et le caractère international du
net risque de ce fait d’être remis en cause. En Chine, en Russie, il est sous la tutelle totale du pouvoir politique, et la censure américaine contredit parfois la liberté d’expression européenne. On peut craindre une évolution réglementant la liberté d’expression suivant les zones géographiques d’influence.
Esprit critique et égalitarisme
« Puisque le menteur est libre d’accommoder ses faits au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public, il y a fort à parier qu’il sera plus convaincant que le diseur de vérité » (in La crise de la culture, H. Arendt). Ce dernier peut être tenté d’utiliser les mêmes moyens que le menteur ; mais on ne peut plus alors les différencier. « Quand un orateur, grâce à la simple magie des mots et d’une voix d’or, persuade son auditoire de la justesse d’une mauvaise cause, nous sommes fort congrûment scandalisés. Nous devrions éprouver la même appréhension chaque fois que nous voyons employer les mêmes tours, étrangers à la question, pour persuader les gens de la justesse d’une bonne cause » (in Les Diables de Loudun, A. Huxley).
La principale disposition d’esprit qui s’oppose au complotisme, aux
fake news, à la manipulation idéologique des populations … est donc la capacité à analyser les argumentations, c’est-à-dire l’esprit critique. Sa disparition a été dénoncée dès les années 1960 par Hannah Arendt, avec celle de l’autorité.
Ces disparitions sont le résultat du principe d’égalité appliqué aux savoirs : puisque tous les savoirs se valent, l’esprit critique est inutile et disparaît, et le statut social ne donne plus d’autorité. La parole du médecin n’est plus crédible, l’élu n’a plus la confiance des électeurs, la décision du juge est contestée, l’injonction policière est méprisée, les enseignants sont dévalorisés. Qui peut alors s’opposer efficacement aux manipulations diverses sur internet ?
L’élargissement du principe d’égalité en valeur aux biens immatériels, comme les croyances et les libertés, a égalisé les cultures communautaires et la culture nationale. La démocratie n’est plus la référence politique commune. La raison n’a plus le monopole du raisonnement et est affaiblie pour lutter contre des idéologies malfaisantes et des sectes factieuses.
Réhabiliter Socrate
Une nouvelle loi restreignant la liberté d’expression sur internet ne ferait que compenser marginalement la disparition de l’esprit critique. La seule façon efficace de lutter contre les manipulations idéologiques est de renforcer la rationalité et de restaurer les autorités morales dues aux statuts. Cela passe par une responsabilisation morale de ceux qui en sont les dépositaires : écrivains, journalistes, enseignants, médecins, magistrats, policiers, élus, … Il y a une réciproque : cette responsabilité morale doit être méritée.
La condamnation de Socrate, c’est la défaite de la dialectique, qui cherche la vérité, devant la rhétorique, qui veut le succès. La seule solution pour rétablir le règne de la Raison est de réhabiliter Socrate.
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