LIBERTÉ ET OPPRESSION

LIBERTÉ ET OPPRESSION

Thierry Foucart

Les deux premières phrases de l’essai Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale de Simone Weil sont les suivantes : « La période présente est de celles où tout ce qui semble constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal que nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. »1

À l'époque (1934), le socialisme était perçu par de nombreux intellectuels comme une solution pour libérer les hommes de l’oppression qu’ils subissaient. En replaçant cette perception dans son contexte, on comprend cette idéologie : les ouvriers représentaient entre les deux guerres, avec les exploitants agricoles, environ 90 % de la population active. Leurs conditions de travail étaient extrêmement pénibles, alors que celles des propriétaires étaient largement meilleures. L’existence de la propriété privée était considérée par suite comme la cause de cette oppression et la nationalisation des biens de production comme un moyen de la réduire, sinon de la supprimer. Simone Weil considère cette théorie comme insuffisante parce que, pour elle, l’oppression n’est pas la conséquence de la propriété privée, mais de la structure du système de production et du régime de concurrence imposé entre les entreprises d’une même nation et entre les nations elles-mêmes.

Cette structure est fondée grossièrement sur deux catégories de citoyens : les cadres et les exécutants. Pour la philosophe, la concurrence est la cause des mauvaises conditions de travail des exécutants. Le statut social des cadres, nommés par les actionnaires ou par l’État n’a pas d’effet sur l’oppression sociale. La philosophe considère avec méfiance la révolution socialiste « [qui] ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu’elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d’exploiter et d’opprimer les masses travailleuses » (p. 15). L’oppression sociale ne peut donc être supprimée, ni même réduite par la nationalisation des biens de production, puisqu’elle remplace les cadres par des fonctionnaires qui, soumis aux mêmes contraintes que les premiers, géreront de la même façon.

Simone Weil cherche alors à comprendre la nature de cette oppression. Elle étudie l’évolution des sociétés humaines depuis la préhistoire. Les chasseurs-cueilleurs subissaient une oppression surtout naturelle : il fallait vivre, et le travail consistait à se procurer de la nourriture, sans guère différencier les hommes les uns des autres, et les gestes de l’homme étaient en lien direct avec la nature : on tuait un animal et on cueillait un fruit pour les manger. La séparation entre décideurs et exécutants est apparue progressivement avec les progrès techniques : les premiers concevaient des outils, et les seconds les utilisaient. Peu à peu, ces outils sont devenus des machines complexes, des stratégies comme la division du travail ont été mises au point. Les gestes des exécutants ont eu de moins en moins de rapport avec la nature, et sont devenus de moins en moins compréhensibles pour ceux qui les exécutent. L’oppression est devenue sociale, c’est-à-dire exercée par une catégorie sur une autre, et déshumanisante en imposant des gestes apparemment sans aucun sens.

Simone Weil, bien que reprenant de nombreuses analyses de Marx, critique ce dernier qui voit dans le développement des forces productives « la promesse d’un allègement du poids de la nécessité matérielle, et par une conséquence immédiate celui de la contrainte sociale » (p. 18-19). Elle y voit plutôt la substitution de la contrainte sociale à la contrainte naturelle. C’est « la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel » (p. 16) qui est à l’origine de l’oppression sociale : celle des ouvriers, condamnés à exécuter des ordres qu’ils ne comprennent pas et à suivre aveuglement des procédures complètement planifiées, et celle des ingénieurs et gestionnaires soumis à une concurrence vitale et permanente, obligés de produire le plus possible et à moindre coût en améliorant les techniques et en coordonnant les efforts de tous dans la durée et dans l’instant, sans se préoccuper des conditions du travail humain. Kravchenko2, haut fonctionnaire de l’URSS réfugié en Occident, décrit en 1947 le système oppressif créé par le communisme : l’oppression n’atteint pas seulement les ouvriers, mais aussi tous ceux qui travaillent dans le secteur productif quel que soit leur niveau de responsabilité. C’est un enchaînement d’obligations irréalisables qui génère une pression insupportable et très violente sur tous les personnels. Ce n’était guère mieux dans les mines en France à la même époque.

Contrairement à Marx, Simone Weil ne voit donc ni dans le développement technologique ni dans l’augmentation de la production la solution à l’oppression sociale, c’est-à-dire l’accès à la liberté : « on se tromperait de même en supposant que l’oppression cesse d’être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir » (p.63). Son objectif est non de supprimer l’oppression, ce qui lui semble impossible, mais d’en libérer autant que possible la population, et de rendre les travailleurs manuels plus libres : la liberté des travailleurs est la conséquence de la diminution de l’oppression sociale. « Le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à l’œuvre tout au cours du travail. »

Sa conception de la liberté est donc différente de la conception ordinaire. Elle considère que « si l’on devait entendre liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur » (p. 87). Simone Weil définit la liberté non par les libertés formelles (liberté de pensée, de déplacement, d’expression, de religion etc.), non « par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action ; serait tout à fait libre l’homme dont toutes les actions procéderaient d’un jugement préalable concernant la fin qu’il se propose et l’enchaînement des moyens propres à amener cette fin » (p. 88). Les deux situations extrêmes sont celles d’un esclave, totalement privé de liberté puisqu’il ne fait qu’obéir à son maître, et d’un mathématicien totalement libre qui cherche à résoudre un problème par la raison.

Sa critique de la structure de production concerne évidemment le libéralisme qui prône la libre entreprise et la concurrence pour assurer le progrès économique et social. La philosophe montre le coût humain de l’accroissement des richesses pendant la révolution industrielle, mais sa passion lui fait oublier les conditions de vie très difficiles de l’époque pour la très grande majorité de la population, pas seulement les ouvriers. Le projet qu’elle développe pour limiter l’oppression sociale consiste à abandonner la priorité donnée à la production en redonnant un sens au travail manuel : elle prend le risque d’une diminution de la production.

Elle pensait que « si l’on considère en gros l’ensemble du développement humain jusqu’à nos jours, si surtout on oppose les peuplades primitives, organisées presque sans inégalité, à notre civilisation actuelle, il semble que l’homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale, comme par le jeu d’un mystérieux équilibre » (p. 77). Effectivement, l’équilibre est atteint lorsque la production est suffisante pour répondre aux besoins de la population. C’est le cas des pays occidentaux : les progrès économiques et sociaux depuis la fin de la seconde guerre mondiale ont donné à la quasi-totalité de la population une aisance matérielle inespérée, et, conformément à la pensée de Marx, la possibilité de jouir des libertés formelles a largement atténué la contrainte sociale.

Le concept ordinaire de liberté, en passant des libertés formelles (le “droit de”) à l’égalité réelle (“le droit à”) a muté. Mais que peut-on dire de l’oppression, que beaucoup de gens ressentent et dont le sentiment s’exprime dans des manifestations récurrentes et parfois violentes ? La structure de production a-t-elle changé ?

Le concept de liberté de Simone Weil donne une réponse possible à ces questions. L’oppression sociale a été limitée, la jouissance des droits libertés généralisée, mais l’évolution de la nature du travail est inquiétante. La robotisation des procédures de fabrication et l’informatisation des administrations ont eu pour effet de diminuer l’offre d’emploi demandant peu de qualification, les compétences exigées sont devenues plus élevées sans que le système éducatif parvienne à les transmettre de façon efficace. Les décisions administratives sont de plus en plus formalisées, et le contrôle administratif de l’individu, informatisé, est de plus en plus étroit.   L’intervention humaine est de plus en plus rare. L’exemple typique est celui de la sécurité routière : les radars automatiques sont de plus en plus nombreux, performants et la contestation d’un procès verbal de plus en plus difficile. On verbalise des conducteurs qui n’ont été responsables d’aucun préjudice, mais en fonction seulement d’une norme exprimée en termes statistiques.

L’avenir est prévisible : l’intelligence artificielle va supplanter l’intelligence humaine de la même façon que la force motrice a remplacé la force de l’homme. Le critère de liberté proposé par Simone Weil sera de moins en moins respecté, puisque l’objectif sera atteint sans qu’un raisonnement humain soit nécessaire. L’action d’un individu est de moins en moins guidée par la raison, de plus en plus par l’intérêt immédiat. La philosophe, en écrivant qu’« un état de choses où l’homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons » (p. 86), ne pouvait prévoir le développement des nouvelles technologies.

La déshumanisation du citoyen est en marche depuis plusieurs dizaines d’années : « une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d’oisifs pourrait bien s’amuser à se donner des obstacles, s’exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l’homme un moyen de dominer ses propres fantaisies » (p. 86).

L’éducation est la première victime de cette évolution : à quoi bon apprendre par cœur les tables de multiplication, une fable de La Fontaine ou l’orthographe puisqu’une simple calculatrice fait le calcul, que la fable s’affiche sur l’écran de l‘ordinateur par un simple clic ou même par la voix, et qu’un correcteur automatique corrige les fautes ?3 Les enfants étant ce que les adultes seront, on peut s’inquiéter de l’avenir.

De Thierry Foucart lire aussi : "Libéralisme et ascenseur social" "Initiation au Libéralisme"  

1 Weil Simone, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, 1955. Les numéros de pages indiqués sont ceux de l’ouvrage publié dans la collection folio essais.

2 Kravchenko Victor, J'ai choisi la liberté : La vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique, Paris, Éditions Self, 1948.

3 Foucart Thierry, « Enseignement et nouvelles technologies », Idées, n°137, pp.68-74, 2004.


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