« L’environnement : problèmes publics solutions privées ? »
La question qui m’a été posée par Patrick de Casanove est particulièrement difficile. Après un bref échange, nous sommes tombés d’accord sur cette formulation : « L’environnement : problèmes publics, solutions privées ? »
Dans un mail, il précisait sa pensée :
L’idée principale que je voudrais voir débattue est que, comme vous l’écrivez dans votre livre, dans cette affaire climatique, pour simplifier personne ne sait rien. A partir du moment où personne ne sait rien personne n’est légitime pour imposer quoi que ce soit à quiconque.
Donc que le changement climatique existe ou non, qu’il soit néfaste ou bienfaisant, ce sont les individus qui détiennent, probablement inconsciemment, la marche à suivre. Cela grâce à leurs choix bons ou mauvais mais libres. Idem pour la pollution, la biodiversité etc.
Bien entendu les individus peuvent s'associer librement sur un objectif. Individu ne veut pas dire obligatoirement seul. Il y a une dimension philosophique dans ma question. C’est pourquoi je vous verrais bien prendre de la hauteur »
Je vais essayer tant bien que mal de relever le défi. Ce que je vous propose c’est de tenter de clarifier les grandes lignes du débat.
Il faut d’abord, comme le disait Bastiat, s’entendre sur le sens des mots.
Les deux mots clés sont ici environnement et privé.
L’environnement au sens usuel du terme me paraît un faux ami. On appelle environnement ce qui a trait à la préservation de la nature. Autre faux ami. La nature c’est aussi l’homme, et de ce point de vue notre environnement ce n’est pas seulement la pollution et les petits oiseaux. C’est aussi l’homme, dirait encore Bastiat. L’environnement de l’homme c’est aussi la ville, les Smartphones, l’école. C’est la nature humaine, expression introduite par David Hume au XVIIIè siècle, cet homme ondoyant et divers dont parlait Montaigne, entouré de toutes les institutions qu’il s’est créé et porté à certains égards malgré lui par le progrès technique qu’il a engendré. Je dis à certains égards malgré lui parce que le progrès technique, comme dirait Victor Hugo, est une force qui va. Créé par l’homme, le progrès technique est devenu une force à bien des égards indépendante de lui, avec lequel il lui faut composer et qu’il doit contrôler s’il ne veut pas qu’il lui échappe au point de le dominer en retour. Cette dichotomie créée par les écologistes entre l’homme et la nature est une fiction, une fiction dangereuse car elle brouille les cartes de notre réalité, de notre condition.
Ce qu’on appelle privé a deux sens très différents. Le premier désigne l’individu, son autonomie, son degré de liberté dans ce qu’on appelle aujourd’hui la sphère privée. L’autre sens désigne les activités privées par opposition aux activités du secteur public. D’un côté l’Etat et les administrations publiques, nationales, locales et internationales. De l’autre les entreprises privées, sociétés et associations. Certaines entreprises privées sont aussi problématiques pour la sphère privée que les pouvoirs publics. Bastiat aurait certainement eu beaucoup à dire à propos de ces nouveaux mammouths monopolistiques que sont Google ou Facebook. Les entreprises privées, surtout les grandes, manipulent la sphère privée.
Deux économistes, tous deux prix Nobel d’économie, George Akerlof et Robert Schiller, ont publié récemment un livre sur le sujet, non traduit en français. Le titre est Phishing the phools… que l’on peut traduire par « la pêche aux poires ». Ils mettent sérieusement en cause les vertus de la main invisible, formule inventée par Adam Smith mais que Bastiat n’aurait pas désavouée. Dans la plupart des secteurs, les entreprises qui prospèrent le font en raffinant des opérations de séduction destinées à attirer le maximum de clients. Qu’il s’agisse des banques, des compagnies pharmaceutiques, des agents immobiliers, des fabricants de cigarettes, les entreprises qui gagnent sont celles qui réussissent le mieux dans la pêche aux poires. Les poires sont les consommateurs, atteints par la publicité et le marketing, mais ce sont aussi les pouvoirs publics, que ces entreprises courtisent en y consacrant des sommes colossales : ce qu’on appelle le lobbying, un mot que Bastiat n’utilisait pas mais un concept qu’il décrit avec efficacité.
Si l’on se place du point de vue de l’individu, du citoyen, la dichotomie essentielle est donc moins entre le privé et le public qu’entre la personne et les forces qui cherchent à l’encadrer, à la manipuler, à la pousser à adopter les comportements souhaités par les pouvoirs publics d’un côté, les entreprises de l’autre, les pouvoirs publics et les entreprises ayant souvent partie liée.
C’est un contexte de complexité croissante à mesure que progressent les sociétés et le progrès technique. C’est la que la question de l’expertise prend tout son sens. Quel degré d’expertise peut espérer atteindre le citoyen sur les questions qui le concernent ? Le bon sens est certes la chose du monde la mieux partagée, mais que devient le bon sens si l’accès à la bonne information chasse la bonne ? A cet égard je trouve la position de Bastiat beaucoup trop optimiste.
Dans La Loi, il écrit :" si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible ". Cela me paraît utopique.
Que devient en effet le libre exercice de nos facultés si nous n’avons pas accès à la bonne information ? Si « ce qu’on ne voit pas », comme il l’écrit ailleurs, l’emporte nécessairement sur ce qu’on voit ?
Bastiat était bien conscient des certaines des faiblesses de l’humaine nature. Il décrit par exemple avec efficacité ce qu’il appelle notre « funeste penchant » à chercher à « vivre et se développer, quand nous le pouvons, aux dépens les uns des autres ». Mais il porte très haut nos facultés de discernement (un mot qu’il emploie souvent). Il se moque non sans raison d’une croyance répandue dans ce qu’il appelle une hypothèse préjudicielle : l’infaillibilité de l’organisateur et l’incompétence de l’humanité ». Il vante la faculté de tout un chacun « de voir, de prévoir, de penser, de juger par soi-même ». Mais il cède à mon sens à une autre hypothèse préjudicielle : celle de la compétence de l’humanité. C’est une fiction. Ses philippiques en faveur d’un Etat réduit à quelques fonctions de base, notamment celle d’assurer la sécurité, sont fondées sur une foi dans la main invisible du marché qui me paraît bien naïve.
Je suis bien d’accord sur la nécessité de dénoncer la tentation de voir dans l’Etat un recours à vocation universelle, sur la nécessité d’identifier et de dénoncer les dérives bureaucratiques. Mais il est tout aussi dangereux de trop se fonder sur le pouvoir des individus de se fier à leurs propres lumières, qui sont le plus souvent bien flageolantes.
Les psychologues et nombre d’économistes ont consacré ces dernières décennies une littérature éloquente à ce qu’ils appellent nos biais cognitifs. Indépendamment même des forces d’intoxication qui nous influencent, en provenance des entreprises et des Etats, nous sommes très naturellement victimes dans notre vie quotidiennes de toutes sortes de biais qui déforment notre perception de la réalité. Nous avons par exemple une forte tendance à enjoliver le passé (c’était mieux avant), à occulter l’avenir prévisible (je peux fumer tant que je veux, je peux m’endetter lourdement), à surévaluer les événements récents (et en tirer de fausses conséquences sur les événements à venir), à croire que nous avons moins de chances que les autres à avoir un accident de voiture, à voir partout la confirmation de ce que nous pensons (ce qu’on appelle l’effet de silo, aggravé par l’usage d’Internet).
Dans une interview récente qui aurait sûrement beaucoup intéressé Bastiat, Emmanuel Macron, qui a été ce qu’on appelle un grand serviteur de l’Etat avant de passer chez Rotschild, est interrogé sur le rôle de l’Etat. Il commence par quelques phrases que Bastiat aurait pu épingler dans son essai sur la Loi : « Je crois dans la place de l’Etat. Dans notre histoire, il tient la nation. La nation française s’est construite dans et par l’Etat. La nation n’est pas avant tout un fait social. C’est un fait politique qui passe par l’Etat ». On entend les roulements de tambour des gardes républicains près de l’Arc de Triomphe.
Et puis il dit tout à fait autre chose : « Je pense toutefois qu’il faut moins d’Etat dans la société et dans l’économie. A vouloir surréguler, l’Etat s’est affaibli et s’est transformé en étouffoir. On a longtemps considéré que l’Etat devait se substituer à la société pour agir et que la norme permettrait de protéger le faible, selon la philosophie de Lacordaire (pourquoi choisit-il de citer cet ecclésiastique plutôt qu’un autre penseur de l’époque de Bastiat, je l’ignore). Ce n’est plus vrai dans un monde ouvert. Quand la norme surréglemente, elle entrave. Elle empêche la liberté d’entrer dans nombre de maisons, y compris celles des plus pauvres ».
Un peu plus loin dans l’entretien, il aborde la question de la transition énergétique et fait l’éloge de l’éolien, car, dit-il, « les énergies renouvelables sont des fonctions de production de l’énergie très décentralisées, au plus près du terrain ». Et dans le même mouvement, rappelle qu’il a « défendu les grands projets nucléaires du type Hinkley Point, car dans cette phase de transition, c’est un projet indispensable en Europe ». Il ne parle ni de la question des subventions à l’éolien, ni du coût faramineux du projet Hinkley Point, dont la plupart des experts pensent qu’il ne sera pas rentable et coûtera des milliards au contribuable.
Et là je rejoins Bastiat, qui se moquait de la prétention des hommes politiques et de ce qu’il appelait les publicistes à « imposer leur projet à la société ». Et contre ce type de prétention, contre aussi, plus généralement, la pêche aux poires qui joue un rôle tellement central dans notre société, je ne vois guère d’autre arme que celle de la culture de l’esprit critique et des moyens de l’exprimer afin de tendre à exposer au grand jour ce qu’on ne voit pas.
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