Le dévoiement de la liberté d'expression
Mon article précédent sur l’exposition consacrée à Guevara a été préalablement publié sur le site Agoravox et a été lu, d’après le site, par un peu plus de deux mille personnes. Il a suscité un grand nombre de commentaires dont une partie importante est constituée de discours de mauvaise foi, insultants ou haineux, de procès d’intention, de mensonges… Les commentateurs se répondent aussi les uns aux autres de la même façon. Ces échanges d’insultes sont fréquents sur les forums, n’incitent guère à s’exprimer, montrent les limites de la liberté d’expression, et m’ont décidé à retirer mes articles d’Agoravox.
La violence verbale
La tradition des réseaux sociaux est de permettre l’anonymat dans les échanges. L’objectif est de donner la possibilité à chacun de s’exprimer sans risque de représailles professionnelles, sans impliquer sa famille ni son entourage, et de libérer la parole. Mais inversement, l’anonymat supprime les barrières de langage et ouvre la porte à des excès.
La liberté d’expression est comme toutes les libertés individuelles : elle est limitée par celle des autres. Mais lorsque les normes de langage ne sont pas les mêmes pour tous, ce qui est le cas dans une population hétérogène, il y a automatiquement un alignement vers les moins exigeantes.
Sur certains forums, les actionnaires, les riches, les chefs d’entreprise sont considérés explicitement comme des escrocs, des voleurs, qui s’approprient la richesse produite par les travailleurs. Sur d’autres, on diffuse de fausses nouvelles, on nie l’évidence, en se prévalant de titres que l’on n’a pas toujours. Concernant les sujets de société, c’est un véritable affrontement verbal entre les partisans d’un régime totalitaire et ceux d’un régime démocratique.
Aucune vérité ne peut émerger de ce magma, et la liberté d’expression est complètement dévoyée parce qu’elle est utilisée pour contredire sans argumenter, faire taire, dénaturer les propos, cacher la vérité, inventer des événements, nier l’évidence, pour empêcher au fond les participants de trouver un accord ou de se faire une opinion raisonnée.
La liberté d’expression inclut évidemment la liberté de dire faux, ce qui signifie que toutes les idées sont a priori défendables : on peut se déclarer communiste, libéral, de droite, de gauche, catholique, raëlien, mormon, transgenre, athée,… Tout le monde a le droit de se tromper, et le débat consiste à montrer l’erreur de l’interlocuteur, en apportant un argument rationnel ou une information qui lui est inconnue, ou inversement à reconnaître qu’il a raison.
On a le droit aussi de ne pas être d’accord avec une opinion, une idéologie, sans apporter de contradiction logique : la rationalité est impuissante à établir une vérité universelle qui relève plutôt de la foi. Je ne crois pas en Dieu, mais ne peux réfuter les arguments de ceux qui ont la foi, et réciproquement.
Dire faux en le sachant est une malhonnêteté intellectuelle : c’est une limite morale de la liberté d’expression. La sincérité est une condition nécessaire à l’échange. Pour qu’un débat soit enrichissant, il faut même aller plus loin : chacun doit prendre une position a priori favorable à son interlocuteur. Cela signifie croire à sa volonté de comprendre, à sa capacité de changer d’avis, à son honnêteté intellectuelle, et être bien sûr dans les mêmes dispositions.
De la violence verbale à la violence physique
Il revient tout d’abord à chacun de contrôler son langage par respect pour les autres. Ce n’est malheureusement pas le cas en France, et la tradition y est même plutôt l’inverse.
Pour Sartre,
« tout anticommuniste est un chien, je n’en démordrai pas » (Situations IV, p. 248-249, Gallimard, 1961, Paris). À l’insulte, je réponds par une autre : je préfère être un chien anticommuniste qu’un porc stalinien. Cet échange devient un conflit et rend le débat inexistant. Mais il peut générer de la violence physique.
Sartre connaissait en 1961 la situation en URSS (le discours de Khrouchtchev dénonçant le stalinisme date de 1956), mais mentait sans vergogne pour
« ne pas désespérer Billancourt ». C’est une position que Julien Benda condamne dans son essai
La trahison des clercs publié en 1946. Bien peu d’intellectuels de droite ont eu le courage de répondre à Sartre. Certains, comme Raymond Aron et Albert Camus, ont tenté le dialogue, la raison, mais en vain. Ce langage perdure chez ceux qui sont persuadés de détenir la vérité : Alain Badiou appelle Sarkozy l’homme aux rats, comme Raymond Brasillach traitait les Juifs de singes. Les convictions politiques de Sartre et de Badiou sont passées du stalinisme au maoïsme : le progrès dans l’aveuglement est à la hauteur de leur langage.
L’intolérance idéologique est la transposée, au niveau du langage, de la politique menée par un dictateur. Au plan individuel, la violence verbale échauffe l’esprit, et aboutit à la violence physique. Au plan collectif, prôner la révolution, c’est vouloir la guerre civile. Lénine, Castro, Mao et d’autres l’ont gagnée, au prix d’atrocités maintenant bien connues qui les enverraient devant la Cour Internationale de Justice. Ernesto Guevara et Ilich Ramirez dit Carlos ont échoué : le premier a été tué par l’armée bolivienne, le second condamné à la prison à perpétuité en France. Des mouvements comme Action directe en France, les Brigades rouges en Italie, la Fraction Armée Rouge en Allemagne, ont pratiqué le terrorisme pour imposer leur idéologie totalitaire, mais leurs membres ont été tous arrêtés et condamnés.
Malgré tout, ces illusions existent toujours dans une partie de la population : on a chanté l’Internationale et agité les drapeaux rouges en 2012 lors des meetings de Jean-Luc Mélenchon (pas semble-t-il en 2017). Le mythe du Che est toujours vivant. Les idéologies d’extrême gauche et d’extrême droite ne sont pas disparues, disposent de sites internet et se manifestent sur les réseaux sociaux avec la violence verbale habituelle. Elles provoquent des affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre.
Les black blocs ont pris le relais des terroristes des années 1980 : ces milices paramilitaires ont un équipement, un uniforme, une tactique pour déstabiliser par la violence les manifestations contre le barrage de Sivens ou l’aéroport de Notre Dame des Landes, la loi El Khomry… et s’opposer au système démocratique
La régulation de l’expression
La diversité culturelle est une source d’enrichissement lorsqu’elle crée un dialogue réel entre les individus, et de déficit démocratique lorsqu’elle génère des affrontements. Le rôle des institutions est de permettre ce dialogue et d’empêcher l’agressivité, l’insulte. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme précise que
« nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » La difficulté est de fixer des normes d’ordre public acceptables par tous.
En principe, la liberté d’expression ne devrait pas être limitée par la loi, mais par l’adhésion volontaire de tous aux principes démocratiques énoncés précédemment. C’est évidemment impossible, et la loi est indispensable pour imposer des limites à ceux qui ne respectent pas ce principe.
La loi punit la diffamation et l’injure publiques, mais l’anonymat permet de la contourner. Pour permettre la poursuite des débats dans des conditions acceptables, la solution ne consiste pas à publier de nouvelles lois, de nouvelles réglementations, qui ne feraient que limiter un peu plus la liberté d’expression. Elle consiste à appliquer celles qui existent déjà.
C’est partiellement le cas : les modérateurs des réseaux sociaux et des journaux empêchent la publication d’articles niant la Shoah ou comportant des insultes à l’égard de communautés. Toute publication de ce genre implique en effet la responsabilité du site ou du journal. Le problème est posé par la généralisation des lois mémorielles et contre les discriminations et la systématisation de poursuites judiciaires : toute personnalité un peu connue est guettée par des associations plus souvent financées par des subventions d’État que par leurs adhérents. Le résultat est paradoxal : les poursuites judiciaires, très coûteuses pour les personnes incriminées, créent une autocensure
a priori qui limite la liberté d’expression et par suite la richesse des débats (Le Pourhiet A.-M., L’esprit critique menacé,
Le Monde du 3 décembre 2005). Même lorsque le jugement est cassé par la Cour de cassation (ce qui est fréquemment le cas), l’humiliation persiste. Ces lois sont par ailleurs ambiguës : on a le droit de faire une plaisanterie sur les Belges et les hommes, pas sur une minorité ethnique ni sur les femmes : la loi protège les faibles ?
L’anonymat complique la poursuite judiciaire des auteurs de commentaires insultants publiés par les sites et forums. Ces échanges concernent des individus, peu enclins à recourir à la justice. C’est donc aux forums et aux sites de se défendre, d’exclure tout article et commentaire insultant pour que les échanges puissent être enrichissants. C’est un travail fastidieux qui demande beaucoup d’abnégation, qui peut être remplacé par une charte imposée à tous les participants. Cela ne peut fonctionner que si les participants qui ne la respectent pas sont systématiquement exclus des débats. Cela n’empêche pas les mensonges, les « fake news », mais cela donne une chance d’existence aux débats rationnels et mesurés.
La législation est relativement impuissante devant la mauvaise foi. Laisser les uns s’exprimer sans règle, c’est entraver la liberté des autres. Imposer des règles, c’est limiter la liberté d’expression. Les journaux, forums et medias doivent faire leur tri eux-mêmes, en énonçant leurs règles. Faire intervenir la loi donne à l’État un rôle de censeur, ce qui est bien dangereux, et ne doit être envisagé qu’en dernier recours, avec une pénalité financière pour les associations en abusant.
Thierry Foucart
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