La leçon de l'Histoire
LA LEÇON DE L’HISTOIRE
L’histoire récente
Il y a cent ans, le traité de Versailles met fin à la première guerre mondiale. Dès sa signature, John Maynard Keynes1 s’inquiète de ses conséquences économiques et Jacques Bainville2 de ses conséquences politiques. L’Allemagne connaît juste après une grave crise financière qui confirme l’inquiétude de Keynes, puis appelle Hitler au pouvoir, se réarme, et déclenche la seconde guerre mondiale, conformément aux prévisions, d’une précision d’ailleurs surprenante, de Bainville.
La proximité de Bainville avec l’Action française et Charles Maurras est un défaut insurmontable aux yeux de la gauche de l’époque. Les socialistes ne veulent pas l’entendre, au point que Léon Blum préconise, en 1931, un désarmement unilatéral de la France, sans aucune contrepartie : « je pense que si une nation s’était ainsi offerte, qu’elle eût d’elle-même jeté ses armes, sans convention préalable avec les autres États, sans stipulation de réciprocité, elle n’aurait, en réalité, couru aucun risque, car le prestige moral qu’elle aurait conquis l’aurait rendue inattaquable, invulnérable, et la force de l’exemple donné par elle aurait contraint tous les autres États à la suivre. »3 Cette réflexion idéaliste montre une naïveté étonnante chez un responsable politique d’envergure.
L’Europe subit les conséquences économiques de la première guerre mondiale et du traité de Versailles, puis de l’effondrement économique et financier des États-Unis en 1929. En 1934 éclate en France l’affaire Stavisky, qui éclabousse un certain nombre de parlementaires, et une manifestation d’extrême droite menace le Palais Bourbon le 6 février (seize morts). Elle est suivie d’un grand nombre de manifestations antifascistes. En 1936, le Front populaire prend des mesures sociales qui provoquent une hausse du chômage et une forte inflation. Le réarmement de la France en est retardé, et la ligne Maginot, ligne défensive symbole du pacifisme des pouvoirs et de la ppopulation, inachevée.
Peu après 1920, des témoignages de la terreur rouge en URSS sont publiés (Pierre Pascal, Boris Souvarine parmi d’autres) mais leurs auteurs sont volontairement ignorés par l’intelligentsia de gauche française subjuguée par la ressemblance de la Révolution d’Octobre 1917 avec la Révolution de 17894. Un peu plus tard, André Gide est contesté et dénigré par ses “amis” socialistes et communistes qui n’acceptent pas sa critique de l’URSS (Retour d’URSS, 1936), malgré d’autres témoignages négatifs d’observateurs socialistes5.
Le socialisme devient l’idéologie dominante, de référence, et certains intellectuels de droite et de gauche (Raymond Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle, Marcel Déat, Jacques Doriot, Pierre Laval, …)6 évoluent vers un soutien au fascisme et au nazisme. Les accords de Munich en 1938 montrent la faiblesse des partis démocratiques modérés soumis aux opinions publiques. L’effondrement militaire de la France est l’aboutissement de la faiblesse morale de son régime démocratique et le triomphe politique du national-socialisme.
Après la guerre, Hannah Arendt analyse les raisons du succès des mouvements totalitaires qui ont conduit le monde au désastre : « la montée de mouvements politiques résolus à remplacer le système des partis, et le développement d’une forme totalitaire nouvelle de gouvernement, ont eu pour arrière-fond un effondrement plus ou moins général, plus ou moins dramatique, de toutes les autorités traditionnelles. Nulle part cet effondrement n’a été le résultat direct des régimes ou des mouvements eux-mêmes. Tout s’est passé plutôt comme si le totalitarisme, sous la forme des mouvements aussi bien que des régimes, était le mieux fait pour tirer parti d’une atmosphère sociale et politique générale dans laquelle le système des partis avait perdu son prestige, et dans laquelle l’autorité des gouvernements n’était plus reconnue. »7
La situation actuelle
La situation actuelle en France et dans d’autres pays européens n’est pas aussi catastrophique que pendant l’entre-deux-guerres, mais elle offre une similitude frappante et inquiétante, et l’idéologie socialiste reste influence encore une grande partie de la population française.En France, toute réforme, même votée, suscite quasi systématiquement des manifestations dont l’objectif avoué est d’en empêcher l’application. Certains partis politiques, en soutenant les contestions de rue, violent la règle démocratique qu’ils devraient soutenir. Le pouvoir démocratique est en difficulté, ne parvient plus à rassembler les citoyens autour d’un intérêt commun.
La perte des autorités traditionnelles est évidente : on conteste les magistrats, les médecins, la police, les enseignants, les élus …, soit par une opposition frontale, soit sur les réseaux sociaux, soit par le recours aux tribunaux. La légitimité de la violence est inversée : celle des manifestants est considérée comme “la seule façon de se faire entendre” et celle des forces de l’ordre est jugée illégitime par une partie de la population sous l’influence des réseaux sociaux et même par certains responsables politiques. Si les autorités traditionnelles ont disparu, celle de l’État est regrettée par certains, mais uniquement lorsqu’elle devrait être exercée sur les autres
François Mitterrand mène en 1981 une politique sociale analogue à celle du Front populaire. Elle est suivie des mêmes effets et abandonnée en 1984. Lionel Jospin l’imite en 2000 en réduisant la durée hebdomadaire du travail, François Hollande en 2012 en augmentant fortement la fiscalité sur les entreprises. La protection sociale coûte de plus en plus cher : les trois quarts des prélèvements obligatoires sont consacrés aux dépenses sociales en 2014, contre la moitié en 1980. Toutes ces mesures, dont les conséquences les plus visibles concernent l’emploi, la retraite et la santé, empêchent les réformes nécessaires au respect du traité de Maastricht ratifié en 1992. Elles créent une insatisfaction permanente (jamais assez d’aide, toujours trop d’impôt) et substituent les revendications d’aide sociale à l’effort individuel, celui-ci procurant moins d’avantages que celles-là.
L’oligarchie au pouvoir, constituée des hauts fonctionnaires et des grands patrons et appelée « classe stato-financière8 » par Emmanuel Todd, est engluée dans des réglementations et des lois pléthoriques dont elle est elle-même l’auteur, et soumise aux traités internationaux qu’elle a fait ratifier par la France. Elle n’a ni su ni pu prendre les mesures indispensables pour profiter de la mondialisation au lieu d’en subir les conséquences, compte tenu de la mentalité de la population surtout inquiète pour ses avantages acquis, et de l’idéologie socialiste encore largement répandue dans les mentalités. La France est l’un des derniers pays où l’on croit que la lutte des classes est un facteur de progrès économique et social.
En 1955, Raymond Aron s’inquiète de « l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines »9 et, plus tard, de leur soutien au mouvement de mai 196810. Ces plus grands crimes, connus de tous, ce sont ceux de Staline, de Mao et de leurs affidés. Certains intellectuels, emmenés par Jean-Paul Sartre, justifient leur mensonge par la nécessité de “ne pas désespérer Billancourt”. Après la chute de l’URSS, les uns persistent dans le soutien à cette idéologie, en défendant Fidel Castro et son régime11, le président du Vénézuéla Hugo Chavez puis Nicolas Maduro par exemple. D’autres, plus nombreux, retournent leur veste en choisissant la couleur verte.
S’y ajoutent maintenant des idéologies américaines totalement contraires à la culture française : multiculturalisme, relativisme culturel et social12, communautarisme13, antispécisme, féminisme intégriste, … En promouvant ces idéologies, souvent à des fins personnelles14, de nombreux intellectuels médiatisés ne jouent pas leur rôle d’ “éclairer le peuple” et décrédibilisent l’intelligentsia auprès des classes populaires. Ces idéologies de la “bien-pensance” américaine ont remplacé dans l’intelligentsia française l’attrait d’une société totalitaire à l’image de l’URSS, et construisent peu à peu un autre totalitarisme, celui de la conception du Bien.
L’universalisme fondateur de la République est maintenant soumis à de fortes tensions, placé en situation défensive, et est de moins en moins respecté au profit d’un différencialisme pour l’instant social et sexuel, en voie de devenir ethnique et ensuite peut-être religieux.
Les problèmes posés par l’immigration ne sont jamais abordés sereinement. Les craintes exprimées par l’extrême droite sont toujours méprisées. L’aveuglement des partis modérés ressemble beaucoup à celui des socialistes devant celles de Jacques Bainville : ils préfèrent ignorer le discours du Rassemblement national plutôt que reconnaître l’évidence de certaines de ses propositions, rester dans leur irénisme plutôt que constater la réalité.
Le rejet par la population du traité établissant une Constitution pour l’Europe n’a pas été accepté par l’oligarchie qui, en ratifiant le traité de Lisbonne, a contredit la volonté générale et bafoué la démocratie. Le mépris de la classe stato-financière pour les citoyens ordinaires est manifeste. Le hiatus entre ces deux classes est consommé, mais elles ne sont pas dans la même situation : l’une décide, l’autre subit. Le “ruissellement”, ne fonctionnant que quand “l’élite” est reconnue comme telle par “ceux d’en dessous”, n’existe pas. L’incompétence et l’impuissance de la première expliquent les réactions de rejet et de colère de la seconde.
Surdité à des avertissements considérés comme inacceptables, naïveté rousseauiste du “bon sauvage”, engagement intéressé des intellectuels dans la vie politique, contestation systématique de toute autorité, bienveillance permanente, progrès des idéologies extrémistes, crises économiques et financières répétitives, réapparition du racisme et de l’antisémitisme, inefficacité de l’administration : ce retour à la situation d’avant-guerre est très inquiétant pour les décennies à venir.
La France n’a pas été mieux préparée à la mondialisation qu’à la seconde guerre mondiale. L’abstention massive aux élections législatives confirme la perte de confiance dans les partis politiques modérés, tandis que la forte participation des électeurs à l’élection du président de la République montre leur recherche de l’homme providentiel.
Qui ?
L’homme providentiel, la France l’a trouvé en 1940 et en 1958. Ce sont les guerres qui ont amené le général De Gaulle au pouvoir. La mondialisation est en quelque sorte la troisième. Mais qui sera cet homme providentiel ? Comment pourrait-il rétablir l’ordre dans une société aussi complexe et perturbée ?Une solution est possible : renforcer l’autorité de l’État en limitant son action à ses tâches régaliennes pour la rendre acceptable, garantir la protection sociale des personnes sans ressources pour assurer la fraternité, abandonner l’égalité réelle au profit de l’égalité en droits pour redynamiser la population, respecter la liberté individuelle pour rétablir la responsabilité.
Thierry Foucart Article également paru dans Marianne.1 Keynes J. M., 1919, Les conséquences politiques de la paix, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.kej.con
2 Bainville J., 1920, Les conséquences politiques de la paix, Arthème Fayard, Paris.
3 Blum L., 1931, Les problèmes de la paix, p 152-153, Stock, Paris.
4 Furet F., 1995, Le passé d’une illusion, Robert Laffont, Paris, p. 110 et plus (Le livre de poche).
5 Legay K., 1937, Un mineur français chez les Russes, éditions Pierre Tisné, Paris. Préface de Georges Dumoulin, ancien secrétaire général de la CGT.
6 Simard M., 1988, « Intellectuels, fascisme et antimodernité dans la France des années trente ». In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°18, avril-juin. Dossier : Sur la France des années trente. pp. 55-76.
7 Arendt H., « Qu’est-ce que l’autorité », in La crise de la culture, p. 121-122, Folio essais 1993.
8 Todd E., 2020, Les luttes des classes au XXIe siècle, Le Seuil, Paris.
9 Aron R., 1955, L’opium des intellectuels, Hachette coll. Pluriel, éd. 2010, Paris.
10 Aron R., 1968, La révolution introuvable, Calmann-Lévy, éd. 2018, Paris.
11 La Mairie de Paris a accueilli en 2018 une exposition à la gloire de Che Guevara :
http://www.bastiat.net/che-guevara-du-mythe-a-la-realite/
Prochaine exposition à la gloire du terroriste Carlos condamné en France à perpétuité ?
12 Boudon R., 2006, Renouveler la démocratie, Odile Jacob, Paris.
13 Taguieff P.-H., 2005, La République enlisée, Éditions des Syrtes, Paris.
14 Boniface P., 2011, Les intellectuels faussaires, Jean-Claude Gawsewitch éditeur.
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