La justice sociale ou la justice dénaturée
La justice sociale ou la justice dénaturée
Qu’est-ce que la justice ? Elle est le juste partage, le respect de la part assignée à chacun selon ce que désigne dans l’ancienne Grèce le destin, moïra. Héraclite observe que le partage est la loi qui régit l’univers et que le non respect de ce partage est le mal fondamental à la source de toutes les injustices. Les Latins ont défini le droit comme ce qui consiste à rendre à chacun le sien - « suum cuique tribuere »-, c’est-à-dire à chacun ce qui lui revient naturellement parce qu’il est titulaire des droits légitimes correspondants à la détention ou l’usage d’un bien considéré, ou parce qu’il s’agit d’un droit naturel qu’il doit pouvoir exercer. Cette définition de la justice reste entièrement valable, mais elle est battue en brèche désormais au profit de la notion, artificielle et dénaturée, de justice sociale.
La justice sociale introduit dans la définition du juste une appréciation subjective revenant à déterminer ce qui doit revenir à chacun selon d’autres critères liés aux besoins de l’individu, à ses capacités ou à son état…. Il s’agit alors de considérer la société comme redevable à l’égard de certains individus à raison de leurs faiblesses. Ce sont les « droits à », droits créance, qui se substituent aux « droits de », les droits liberté. Les critères d’attribution aux uns ou aux autres perdent toute objectivité car il est relatif de décider que l’un n’a pas suffisamment et que l’autre à trop si bien qu’on peut lui prendre au profit du premier.
La question est de savoir ce qui justifie une telle justice distributive captant la richesse ou les revenus des uns pour les redistribuer aux autres. Il est vrai qu’il y a des situations personnelles qui nous paraissent injustes. Pourquoi un tel est né handicapé ou pauvre ou a perdu ses parents… Mais cette injustice n’est pas du même ordre que celle que la justice humaine a vocation à sanctionner. Il s’agit d’une injustice naturelle, engendrée par le hasard des naissances et du monde. Ca ne veut pas dire bien entendu que la société doit méconnaître le sort des plus défavorisés. L’homme ne peut pas ignorer sa communauté. Il acquiert son identité en prenant conscience de sa différence d’avec la nature qui l’entoure mais aussi en se considérant comme membre d’une famille humaine. Il se distingue de ses congénères en même temps qu’il s’intègre dans la communauté humaine au sein de laquelle il est né et qui lui a permis de grandir. Au surplus, à la différence de toutes les espèces animales, son humanité le conduit à s’interroger sur son origine et sa destinée pour lui-même comme pour l’espèce humaine toute entière. Notre humanité suppose ainsi que nous portions un regard sur les autres, que nous n’y soyons pas indifférents parce que nous comprenons que nous sommes de la même pâte humaine et que nos sorts sont liés d’une certaine façon. « La société tout entière n’est qu’un ensemble de solidarités qui se croisent » notait Frédéric Bastiat. Et il continuait en évoquant « tout cet échange de pensées, de produits, de service et de travail, de maux et de biens, de vertus et de vices, qui font de la famille une grande unité, et de ces milliards d’existences éphémères une vie commune, universelle, continue, tout cela c’est la solidarité »1.
Mais précisément, cette attention aux autres relève de la solidarité, pas de la justice. Certes, chaque être humain a, en tant que tel, un droit à l’existence, un droit à être secouru dans certaines circonstances. Ce sont les cas rares où des droits-créances se justifient, des droits sur les autres, sur la communauté, pour autant que le créancier soit réellement et malgré lui empêché de se secourir lui-même et qu’il n’abuse pas de ses débiteurs. C’est ce que traduisent les secours légitimement offerts à ceux qui sont dépourvus de capacité. Les enfants sans parents ont droit à une éducation, les handicapés incapables de vivre par eux-mêmes ont droit à notre assistance. Mais il faut d’abord que ces besoins soient pris en charge par les proches avant de l’être par les collectivités locales, puis par celles-ci avant de l’être par L’État, selon le principe de subsidiarité et pour préserver autant que possible la responsabilité du service donné et reçu. Lorsque ces droit sont généralisés à tous au nom de l’égalité des chances, pris en charge par L’État et élargis au bénéfice d’autres que ceux dont l’incapacité est avérée, le risque est toujours que la revendication d’égalité enfle sans limites jusqu’à l’égalité des conditions. Très vite, s’impose en effet l’idée d’utiliser la justice pour instituer une égalité parfaite de tous. Cette justice se pare des vertus de la moralité et de la liberté. Elle propose de rétablir l’égalité matérielle de tous avec tous pour que la liberté ne soit plus seulement formelle, mais réelle. Elle transforme la solidarité en despotisme
Le « hic » de cette vision irénique au point d’être diabolique est en effet qu’elle exige presque nécessairement de confier à une autorité suprême, à l’État, le droit, voire le devoir, de partager et bientôt d’égaliser les parts de chacun, ce qui ne peut se faire que par la dépossession forcée des uns au profit des autres. L’État habitue bien vite les hommes à tant recevoir qu’ils demandent à disposer de toujours plus. L’égalité des chances, parangon de la justice sociale, donne à l’État une mission impossible et illimitée autant par son ampleur que par sa complexité. Pour que tous aient les mêmes chances, il faudrait changer l’homme lui-même, et à défaut, imparfaitement, réduire tous les hommes à des clones vivant dans des situations semblables, leur retirer leur humanité même par laquelle ils sont uniques. À vouloir faire le bien, l’État se substitue à ceux qui doivent le faire, et d’abord pour eux-mêmes, selon l’observation de John Stuart Mill selon laquelle « la seule liberté digne de ce nom est de travailler à notre propre avancement à notre gré, aussi longtemps que nous ne cherchons pas à priver les autres du leur ou à entraver leurs efforts pour l’obtenir2 ».
L’excès de bienveillance devient malveillance. C’est même une forme de mépris que d’infantiliser les individus, de vouloir les faire vivre dans l’assistance permanente, ce que les régimes sociaux font avec les salariés qui ne payent plus leurs charges sociales eux-mêmes et qui vivent de plus en plus d’allocations diverses plutôt que de leur salaire. Assister les uns ou les autres en raison de leur appartenance à une catégorie sociale ou humaine quelconque, c’est juger qu’ils manquent de ce fait de quelque aptitude. C’est donc les diminuer, leur concéder une reconnaissance infamante d’infériorité. Réserver à certains l’entrée des écoles ou universités est un aveu d’échec de l’Éducation nationale et une discrimination à l’égard de tous les autres qui perdent l’accès à des places qu’ils méritaient. Au surplus, les diplômes obtenus par privilège ne sont pas des baguettes magiques et leurs bénéficiaires peuvent souffrir toute leur vie de n’être pas au niveau attendu. C’est le meilleur moyen de fabriquer des aigris et des complexés. Cette justice sociale n’est plus ni juste ni sociale, elle est même injuste lorsqu’elle détruit la responsabilité individuelle qui est le ferment des sociétés humaines et le constituant de notre humanité.
A vouloir libérer les hommes à leur place, l’État dévore ceux qu’il nourrit, il détruit l’homme dont l’être est par essence dans la liberté de découvrir et devenir ce à quoi il est appelé, dans une liberté qu’il doit acquérir par lui-même, à défaut de quoi elle ne serait plus sa liberté et ne lui permettrait plus d’être lui-même. Le meilleur moyen de permettre à tous de disposer de libertés réelles est donc d’abord de pratiquer la vraie justice, de garantir à tous les mêmes droits et de limiter autant que possible les entraves à leur exercice. Sauf bien entendu pour ceux qui n’en ont pas la capacité que notre humanité commune conduit naturellement à assister avec le souci constant de les aider à recouvrer, quand c’est possible, l’autonomie qui leur permettra de prospérer par eux-mêmes.
Jean-Philippe Delsol, avocat, président de l’Institut de Recherches Économiques et Fiscales, IREF, dernier ouvrage : Éloge de l’Inégalité, Manitoba/Belles Lettres, novembre 2019.
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