Pourquoi nous entretient-on dans l’idée fausse que la Russie a le PIB de l’Espagne ?

Pourquoi nous entretient-on dans l’idée fausse que la Russie a le PIB de l’Espagne ?

Par Claude Sicard

 

Emmanuel Macron, dans une interview toute récente accordée au Parisien, nous dit : « La Russie est une puissance moyenne : il ne faut pas se laisser intimider. Nous n’avons pas en face de nous une grande puissance ». C’est aussi ce que nous disent, en chœur, tous les responsables politiques qui commentent les événements de la guerre en Ukraine. On a entendu, par exemple, Clément Beaune nous dire dans la matinale de  « France inter » du 23 février 2022 : « La Russie a le PIB de l’Espagne » ; et même le grand Commissaire de la Commission Européenne, Thierry Breton, y est allé du même refrain, déclarant sans sourciller, le 1er mars 2022, sur RTL : « La Russie est un très grand peuple, mais c’est un peu plus que le PIB de l’Espagne ».

 

Nous allons montrer que ces affirmations sont fausses. La Russie, le pays le plus vaste du monde, couvre 11 fuseaux horaires, et elle est peuplée de 144 millions d’habitants : le PIB de l’Espagne parait donc peu de chose pour un tel pays, d’autant, il ne faut pas l’oublier, que la Russie a été la deuxième puissance mondiale dans le monde bipolaire de la période 1947-1991. Il s’agit d’un grand pays industriel qui a réalisé de nombreux exploits techniques. On a en mémoire le nom de Youri Gagarine, le premier homme lancé dans l’espace par la fusée soviétique Vostok, et ce pays a à son actif, dans le domaine spatial, bien d’autres exploits, comme la station MIR, le ravitailleur-cargo Progress utilisé pour ravitailler la station spatiale internationale SSI, Soyouz, etc…Elle est actuellement, nous dit un récent numéro du Figaro, le premier exportateur mondial de réacteurs nucléaires, et, en matière militaire, elle posséderait plus d’ogives que les Américains ou les Chinois. Et ce pays, dans le domaine de l’aéronautique militaire, est tout à fait à la pointe, ainsi que dans celui de la construction navale. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que la Russie compte une vingtaine de prix Nobel scientifiques, alors que l’Espagne n’en a obtenu jusqu’ici que deux.

 

Il y a donc une légitime interrogation à propos du PIB de la Russie : un tel pays a-t-il seulement le PIB de l’Espagne? Cela parait peu vraisemblable, mais le FMI qui est l’organe maitre en la matière ne formule aucune critique sur les données fournies par Rosstat qui est l’organisme en charge de l’élaboration de la comptabilité nationale du pays : ce grand organisme international enregistre les données telles qu’elles lui sont fournies par les différents pays membres. Il nous faut donc voir si certains indices à caractère économique pourraient être de nature à nous éclairer.

 

Les données officielles :

Tout d’abord, les données officielles. La Banque Mondiale et le FMI publient chaque année les PIB en dollars de tous les pays du monde :

Le PIB officiel de la Russie est, actuellement, de 2.240 milliards de dollars, un PIB bien plus important donc que celui de l’Espagne. C’est une première observation : la Russie se place, en fait, entre le Canada et la France et il vaudrait donc mieux l’assimiler au Canada plutôt qu’à l’Espagne pour situer sa puissance économique.

Une autre manière d’appréhender les PIB des pays est de s’en référer à leur évaluation en PPA (Parité de Pouvoir d’ Achat), c'est-à-dire en capacité d’achat. On a alors les chiffres suivants : 

On voit ainsi que le PIB de la Russie est pratiquement le double de celui de l’Espagne ; et il est même supérieur à celui de la France. On est donc loin de l’affirmation qui nous est sans cesse répétée : une identité avec l’Espagne ? Les PIB nominaux sont calculés en fonction des taux de change du marché, mais en PPA il s’agit de taux de change permettant d’acheter une même quantité de biens : exprimés en PPA ils chiffrent la richesse des habitants « dans leur propre pays ». Choisir entre les deux PIB dépend de ce que l’on veut faire. Il faut donc voir, pour tenter de cerner la réalité, si des indicateurs à caractère économique peuvent nous éclairer.

Approche par des indicateurs économiques :

Les économistes utilisent fréquemment comme indicateur du développement des pays leur consommation d’électricité par habitant. Cet indicateur est considéré comme meilleur que la consommation totale d’énergie/habitant : le modernisme, effectivement, fait que les individus consomment beaucoup d’électricité.

 

Approche par la consommation d’électricité :

En prenant un échantillon très large de population, allant du Maroc aux Etats-Unis, on a les chiffres suivants :

 

Plus les pays sont riches, plus la consommation d’électricité par habitant est élevée. Le graphique ci-dessous indique la corrélation existant entre les consommations d’électricité/habitant et les PIB/capita des pays, et on voit qu’elle est étroite :

 

 

Graphique correlation Consommation elec /habitant et PIB/capita

 

La Russie a une consommation électrique annuelle de 7.481Kwh/habitant, supérieure à celle de la France. Elle est du même ordre que celle du Japon, mais, curieusement, le PIB/capita de la Russie ne serait même pas la moitié de celui-ci ? L’équation de la droite de corrélation est, là, pour nous guider : elle indique que pour la consommation électrique/habitant qui est la sienne, la Russie est un pays qui serait supposé avoir un PIB/tête de 35.334 dollars, au lieu des 15.270 dollars annoncés officiellement, c'est-à-dire plus du double. Cela conduit à un PIB national qui s’élèverait à 5.096 milliards de dollars.

 

Approche par le nombre d’ingénieurs :

 

On peut tenter une autre approche, en partant cette fois du nombre des ingénieurs : ce sont en effet les ingénieurs qui font fonctionner les établissements industriels des pays, et on sait que l’industrie est dans les pays le secteur de l’économie qui crée le plus de richesse, (comme nous l’avons montré dans d’autres articles). Il est donc tentant de s’en référer au nombre des ingénieurs dont disposent les pays ; malheureusement on ne dispose pas de recensement donnant le parc d’ingénieurs par pays.  On a seulement des chiffres sur le nombre des ingénieurs qui sont produits chaque année :

 

La Russie est un pays qui forme énormément d’ingénieurs, bien plus que la France ou l’Allemagne, et une corrélation entre le nombre des ingénieurs formés chaque année et le niveau de richesse des pays se présente de la façon suivante :

 

Correlation Ingenieurs et PIB/capita

 

 

Il y a bien une corrélation, mais elle est très imparfaite. On constate néanmoins, sur ce graphique, que la position de la Russie est aberrante : avec sensiblement le même nombre d’ingénieurs, formés/an que la Corée du Sud celle-ci a un PIB/capita de 32.422 dollars alors que dans le cas de la Russie il s’agirait de seulement 15.270 dollars ? En recourant, à titre simplement indicatif, à l’équation de la droite de corrélation on aboutit à un PIB/capita de 34.979 dollars, ce qui conduit à un PIB de 5.045 milliards de dollars, c'est-à-dire sensiblement le chiffre auquel on était parvenu précédemment en se basant sur les consommations d’électricité par habitant.

 

Quel PIB réellement pour la Russie ?

Les analyses auxquelles nous venons de procéder incitent à penser que l’on peut considérer l’estimation du PIB exprimée en PPA, c'est-à-dire un PIB s’élevant à quatre mille milliards de dollars, comme étant la bonne estimation du PIB de la Russie : on abandonnerait, par simple prudence, l’estimation à cinq milliards de dollars ressortant des corrélations que nous avons présentées, mais elles nous confortent dans l’estimation en PPA.

Ce qui explique l’erreur consistant à minimiser le PIB de la Russie, c’est que les salaires, dans ce pays, sont anormalement bas du fait du passé communiste du pays : or, ils représentent 60 % du PIB, comme le montre le tableau ci-dessous où les pays ont été classés selon leur niveau de développement économique :

 

Plus les pays sont développés plus la part revenant à la rémunération du travail diminue car interviennent alors les investissements à rémunérer, les cash-flows (amortissements et profits) qui sont de plus en plus importants, etc

 

En Russie, le SMIC est à 19.242 roubles, soit 215 US$ ; et le salaire d’un militaire est de 40.000 roubles (400 dollars). La population souffre de pauvreté, et elle s’en plaint, d’autant que les revenus sont très inégalement répartis ( l’indice de Gini est à 0,42,c'est-à-dire très inégalitaire, la France se trouvant, elle, à l’indice 0,29) . La moitié des Russes considèrent qu’avec leur salaire ils ne parviennent pas à couvrir leurs dépenses les plus élémentaires (selon Reuters Redaction) ; et l’armée en est à proposer pour recruter de nouveaux éléments une paye de 195.000 roubles (2.160 euros) plus des « primes de  performances » substantielles.

 

Il est donc intéressant d’évaluer à quel niveau devrait se situer le salaire moyen en Russie en se fondant sur le vrai PIB du pays, un PIB se montant à 4.000 milliards de dollars .On a les données suivantes :

 

Le graphique ci dessous indique la corrélation existant entre les salaires moyens mensuels dans les pays et les PIB/capita :

Correlation PIB/capita et salaire moyen

 

 

Sur ce graphique la Russie a bien été placée à un PIB/capita correspondant au PIB de 4.000 milliards de dollars supposé être le bon : on voit que la position de la Russie est tout à fait aberrante. L’équation de la droite de corrélation nous indique que le salaire moyen, dans ce pays, devrait se situer aujourd’hui à 2.066 dollars, c'est-à-dire le double de ce qu’il est actuellement. Un article du Monde, de Benoit Vitkine en date du 13 octobre 2021 titrait, d’ailleurs : « Russie riche, Russe pauvre ».

 

Cela signifie que Vladimir Poutine pourrait doubler les salaires des Russes sans créer aucun dommage à l’économie du pays. En effet, le pays a des exportations qui sont essentiellement basées sur des produits agricoles ou pétroliers, et le renchérissement des productions locales serait un affaire purement interne : la compétitivité au plan international du pays ne serait pas affectée.

Et l’on est amené à s’interroger sur les dépenses militaires de ce pays. La Douma avait prévu qu’elles augmenteraient de 70 % en 2024, ce qui va les porter à 106 milliards d’euros, soit 115 milliards de dollars. On va en être, avec cet effort considérable fait par les Russes pour gagner la guerre en Ukraine, à un budget militaire se situant à 2,9 % du PIB ; en France, il s’agira, en 2024, de 2 % du PIB, et aux Etats-Unis de 3,4 % du PIB. On voit donc que l’effort exceptionnel fait par la Russie pour accroitre ses moyens militaires est tout à fait compatible avec les capacités de son économie. Le journal l’Opinion du 18 mars 2024 nous dit : « Malgré les sanctions, l’économie russe ne s’est toujours pas effondrée », et ce jugement est conforté par le fait que ce pays a un endettement extérieur très limité : 21 % du PIB en 2023. La prédiction de notre ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, ne s’est onc pas réalisée : il prévoyait que l’économie russe s’effondrerait avec les sanctions. Elles n’ont eu pour effet que de renforcer les alliances de la Russie avec les pays qui dans la monde veulent se défaire de 500 ans de domination de l’Occident.

 

Et nos gouvernants seraient bien avisés de cesser de nous entretenir dans l’idée que la Russie a « le PIB de l’Espagne ».

 

Claude Sicard, économiste, consultant international.




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