Pentecôte sans l'Esprit Saint
Que les hautes autorités du Vatican pardonnent mon oubli de la charité chrétienne : je vais commenter avec sévérité le document publié à Rome jeudi dernier sous le titre « Questions économiques et financières ». La Pentecôte est l’envoi en mission des apôtres Ils reçoivent à cet effet l’aide de l’Esprit Saint, qui leur donnera le souffle de la foi, de l’espérance et de la charité. C’est ici que j’émets un doute : non sur le pouvoir en ce monde de l’Esprit Saint, mais sur sa présence dans le texte conçu par la Congrégation pour la Doctrine de la foi et du dicastère pour le Service du développement intégral. Je me permets cette insolence parce que ce document se présente comme une simple « proposition ». Je la refuse en tant qu’économiste, mais aussi en tant que catholique libéral.
L’économiste est atterré par l’ignorance de la situation réelle de l’économie mondiale : « les inégalités se sont amplifiées au sein des différents pays comme aussi entre les nations » et « le revenu issu du capital porte maintenant atteinte au revenu issu du travail ». Ignorance aussi sur les désordres actuels de la mondialisation, imputés par les auteurs à la crise des
subprimes (à juste titre), mais sans savoir qu’elle a été le fruit de la politique américaine d’aide à l’accession à la propriété (Fannie Mae et Freddy Mac). >>
De la sorte, il est paradoxal de soutenir qu’« une alliance renouvelée entre les agents économiques et les agents politiques est plus que jamais urgente », alors même que cette alliance est la base de ce que nous appelons le capitalisme de connivence. Au lieu d’incriminer les atteintes à la logique du marché et de la concurrence du fait des interventions publiques, le document en appelle à toujours plus de régulation des marchés. Régulation dans l’entreprise avec des « comités d’éthique » chargés de la « compliance », c'est-à-dire de la conformité à la réglementation destinée à faire respecter « une forme de responsabilité sociale qui […] la dirige et anime de l’intérieur toute action, en l’orientant au plan social ». Le profit ne peut être l’objectif de
l’entreprise, « il pourra toujours être recherché, mais non « à tout prix», ni comme une référence totalisante de l’action économique ». Les actionnaires (shareholders) qui se partagent le profit ne tiennent aucun compte de toutes les autres parties prenantes (stakeholders), de sorte que ne peut s’amorcer « la circularité féconde entre le gain et le don », « le cercle vertueux entre le profit et la solidarité ». Économie de don, économie de partage ou de communion : oxymores pour l’économiste.
Mais l’économiste est encore plus dérouté par les propos sur la finance : « Le pape et François Hollande ont au moins un ennemi en commun : la finance » dit un article des Échos vendredi dernier. La finance souffrirait d’une « forte dérégulation » provoquant « l’émergence d’exubérances irrationnelles des marchés – suivies de bulles spéculatives ». Avec les produits dérivés et la titrisation, les techniques financières seraient devenues si complexes que l’épargnant ou l’emprunteur moyen ne saurait les comprendre. Un contrat de crédit serait donc nécessairement entaché d’asymétrie d’information. La finance permettrait toutes actions contraires à l’éthique : échapper à l’impôt (« contournement fiscal »), investir n’importe où dans le monde entier, prendre des paris sur la faillite (véritable « cannibalisme économique ») et en particulier sur la solvabilité des États : le fardeau insoutenable de la dette publique doit être réglé « par des voies judicieuses, en ne faisant pas porter aux États – et donc à leurs concitoyens, en clair à des millions de familles ». Une voie judicieuse serait de réduire la dette quand elle « est détenue par des entités d’une telle consistance économique qu’elles sont en mesure d’offrir cette réduction ». Le document propose avec précision des mesures rigoureuses : contrôle de la finance off shore, évaluation des agences de notation, proportionnalité des fonds propres des banques, harmonisation des taux du marché monétaire, contrôle des taux de change, distinction entre investissement et « pur business ». Il faut donc que les « diverses autorités internationales » reprennent le contrôle du système.
Le catholique libéral refuse la proposition. Il est évidemment sensible à la référence incessante à l’éthique. Les formules lui sont familières : l’argent bon serviteur mais mauvais maître, l’action humaine subordonnée à la dignité de la personne, la destination universelle des biens, l’option préférentielle pour les pauvres. Mais si noble et si opportune soit l’intention, le document donne une vision très partiale de l’agir humain. Comme Léon XIII le soulignait à propos du socialisme, il y a erreur sur la nature de l’homme. L’anthropologie libérale, qui est à mes yeux la même que celle de la chrétienté, voit dans l’être humain un créateur, un serviteur, un pécheur. Certes le péché le guette sans cesse, mais le document ne semble voir que cela. Au lieu de distinguer, comme le faisait Jean Paul II, le bon et le mauvais capitalisme, le document ne s’arrête qu’à ce qui ne fonctionne pas. Du coup, on occulte la nature de l’être humain créateur, qui s’épanouit en montrant ses capacités propres. Alors que
Bastiat rappelait que
« l’homme naît propriétaire », le mot « propriété » n’est pas cité une seule fois en 24 pages. D’ailleurs les capacités personnelles ne relèvent pas d’un individualisme réducteur, elles se mesurent et se développent par le service rendu aux autres. L’être humain est serviteur, il trouve sa dignité et sa survie à l’écoute des autres. Là encore le mot service n’est que rarement cité. La « réussite » n’est observée qu’à l’aune du profit, que l’on méprise, alors même qu’il indique la participation de chacun au meilleur service de la communauté. Ainsi, tout ce qui grandit l’être humain est-il ignoré ou déformé, pour insister sur la pathologie sociale. Certes l’homme est faillible, pécheur, mais c’est dans
l’acte économique libre et marchand, fondé sur le service mutuel, qu’il exprime sa personnalité.
Voilà ce que je me devais de dire, avec fermeté et regret plus qu’avec indignation ou colère. Je ne prétends pas avoir été inspiré par l’Esprit Saint.
Jacques Garello
PS « La Pentecôte sans l’Esprit Saint » est un titre que j’ai emprunté à un livre du philosophe Georges Gusdorf commentant le mouvement étudiant en 1968. Toujours d’actualité !
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