ILS NOUS ONT ACCUEILLIS AVEC DES CRIS DE HAINE
… ET ILS NOUS ONT ACCUEILLIS AVEC DES CRIS DE HAINE
« Des années d’amour ont été effacées par la haine d’une seule minute » (Edgar Allan Poe)
… Peu à peu, le soleil, pareil à une meule incandescente, émergea des flots. Tout autour du navire, les eaux soyeuses tournoyaient lentement, en vastes cercles concentriques qui s’évanouissaient à la limite extrême de l’horizon. Un haut parleur annonça bientôt que l’on apercevait les côtes de France. Mal réveillés, ils montèrent tous sur le pont. Sous le ciel gris, la côte paraissait noire. Des oiseaux de mer passaient au-dessus du bateau en poussant leurs cris aigus.
Ils étaient tous là, serrés les uns contre les autres, appuyés à la rambarde. Le paradis dont ils avaient tellement rêvé, enfants, à travers les pages d’un livre de géographie approchait lentement et déjà ils n’en voulaient plus. Ils rêvaient à un autre
paradis perdu : l’Algérie ; c’est à elle qu’ils pensaient tous à présent. Ils n’étaient pas les frères douloureux qui arrivaient pour faire panser leurs blessures, mais des étrangers. En eux remontaient des aigreurs. Le regret de ce qui n’était plus suffisait à faire revivre ce qui aurait dû être…
Ce qu’ils avaient laissé « là-bas », c’était avant tout cette part d’insouciance qui les faisait chanter et rire. En foulant pour la première fois le sol de la France, ils apprendraient brutalement la signification du mot « demain » dans une situation que personne n’avait pu prévoir et le qualificatif de
« Rapatrié » serait apposé à chacun d’eux. C’était une manière comme une autre de les déposséder à tout jamais de ce sol qui les avait vus naître, de leur dire que jamais il n’avait été leur patrie. Et l’angoisse les étreignait car déjà la presse progressiste et bon nombre de politiques les avait condamnés. C’est ainsi que «
l’Humanité » du 6 Janvier 1962 parlait d’eux en ces termes «
Ils ont une drôle d’allure ces passagers en provenance d’Algérie » et «
La Croix » du 24 Février recommandait au sujet des jeunes rapatriés qu’il fallait «
éviter de laisser notre jeunesse se contaminer au contact de garçons qui ont pris l’habitude de la violence poussée jusqu’au crime ».
Robert Boulin, secrétaire d’État aux rapatriés, avait déclaré le 30 Mai 1962 au Conseil des Ministres : «
Ce sont des vacanciers. Il n’y a pas d’exode, contrairement à ce que dit la presse. Ce sont bien des vacanciers, jusqu’à ce que la preuve du contraire soit apportée »… tandis qu’au nom du Parti communiste, M. Grenier s’indignait de la réquisition d’une colonie de vacances pour les «
saisonniers »… Le 5 Juin, par l’entremise de «
l’Humanité », François Billoux, député communiste, conseillait au Gouvernement de loger les rapatriés «
dans les châteaux de l’OAS », ajoutant : «
Ne laissons pas les repliés d’Algérie devenir une réserve de fascisme ».
Lorsque ces nouveaux «
vacanciers » débarquèrent, ils découvrirent aussitôt que le malheur ce n’était pas propre, pas beau à voir. Partout de lamentables cargaisons humaines où les matelas mal ficelés côtoyaient les cages à canaris. Des hommes, des femmes, des vieillards, dépenaillés, hirsutes, démoralisés, souffrants, la marche pesante, le découragement dans l’âme, tandis que les mamans étaient tiraillées en tous sens par leurs enfants qui pleuraient et poussaient des cris. On ne voyait plus que la morne lassitude des silhouettes courbées sous des charges hâtivement nouées qui donnaient l’impression d’avoir emporté, là, la part la plus précieuse du foyer. Mais la part la plus précieuse, en réalité, nul n’avait pu l’emporter avec soi, parce qu’elle dormait dans l’ordonnance des murs et dans la lumière qui baignait les paysages où s’étaient allumés les premiers émerveillements de l’enfance… on n’enferme pas les souvenirs, le soleil et la mer dans une valise !...
Certains arrivaient dans un état de dénuement physique et matériel invraisemblable… Misère vestimentaire, délabrement… Il s’élevait de ce troupeau une rumeur faite non de cris mais de sanglots, de paroles qui revenaient en leitmotiv : faim, soif, dormir et surtout, Misère… Misère…
Où étaient donc ces riches colons ? Ces exploiteurs de la misère arabe ? Ils étaient seuls désormais et ils n’en pouvaient plus.
Pour les accueillir, point de «
cellules d’accueil »… mais un imposant « service d’ordre » qui avait pour mission essentielle de procéder à un « filtrage » des éventuels suspects (entendez-par là, les membres de l’OAS). Des chefs de famille qui avaient eu le malheur de voir leurs noms mentionnés sur les fiches de police étaient, sans la moindre humanité, arrachés à leurs épouses et à leurs enfants, déjà singulièrement éprouvés par ce cruel destin et, jugés aussitôt tels des criminels, allaient remplir les prisons françaises encore imprégnées de l’odeur des tortionnaires du FLN que l’on venait, en hâte, de gracier. Quelle affliction que de se voir ainsi arraché aux siens à un moment où on a tant besoin de la présence d’un père et d’un époux. Quel cruel spectacle que celui-là ! Ils avaient tous besoin de l’Armée du Salut… on leur envoya les R.G, les C.R.S et les gardes mobiles… (
1)
Les pieds nus dans des babouches, un homme ouvrait un pardessus à chevrons : il n’avait que son pyjama dessous. Il se tordait les mains et racontait, la voix brisée par l’émotion, que sa fille avait été enlevée, le matin même du départ. Comme il avait perdu son dentier, on comprenait mal son récit et l’on entendait :
- Elle criait : «
Me laisse pas, papa… me laisse pas ! »
Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? Ils me tenaient. Ils me tenaient je vous dis… criait le pauvre homme en éclatant en sanglots
« Mon Dieu, mon Dieu », répétait une femme en se signant.
A quelques pas, une dame effondrée racontait au personnel chargé de l’orientation des réfugiés :
- Moi, je ne voulais pas partir, Monsieur. Je savais bien ce que ça serait. Je me disais : «
Il n’y a qu’à attendre ». Je ne sortais plus. Juste pour les commissions. Je croyais que ça allait se calmer. Puis les deux locataires du premier sont partis. On n’est plus restées qu’avec Madame Ramon, dans la maison. Le soir, on mangeait l’une chez l’autre, pour se tenir compagnie, pour parler. Et puis, l’autre matin, quand je suis revenue du marché, elle était dans l’escalier, allongée, plein de sang partout, avec sa tête en arrière qui tenait plus que par le chignon. On avait tout chamboulé chez elle. Qu’est-ce que je vais devenir Monsieur… qu’est-ce que je vais devenir ?...
C’était la litanie de la débâcle. Tous avaient un viol à raconter, un pillage, un crime, un enlèvement dont ils avaient été témoins.
- Et l’armée ? demanda un journaliste effaré par toutes ces horreurs.
- Ah ouah ! Quelle armée m’sieur ? répondit un homme dont le visage était blême.
- L’armée française !
- Il n’y a plus d’armée française, m’sieur. L’autre jour, auprès de la grande poste, ils étaient dans les étages en train de frapper un Européen.
- Qui ils ?
- Les Arabes ! On entendait hurler. Passe une jeep avec un lieutenant français et trois soldats. Je fais signe. Ils s’arrêtent. «
Vous n’entendez pas ? », je dis. «
Non. Je n’entends pas, qu’il me répond le lieutenant ! Et même si j’entendais, ce serait pareil. J’ai pas d’ordre ! »
Ma parole ! Je lui ai fait un bras d’honneur. Si c’est pas malheureux. Et ça s’appelle la France, m’sieur ?
A cet instant un homme qui écoutait la conversation s’adressa au journaliste :
- Monsieur, le drame des Français d’Algérie rejoindra dans l’histoire celui des juifs chassés et persécutés sous le nazisme. Ce sera la même honte.
Au même moment, ce 18 Juillet 1962, dans l’indifférence générale, se tenait le Conseil des Ministres. En parlant des Pieds-Noirs (vocable que bon nombre de Français d’Algérie entendaient pour la première fois), De Gaulle déclara : «
Il faut les obliger à se disperser sur l’ensemble du territoire », ce qui permit à Louis Joxe, son éminence grise, de renchérir : «
Les Pieds-Noirs vont inoculer le fascisme en France. Dans beaucoup de cas, il n’est pas souhaitable qu’ils retournent en Algérie ou qu’ils s’installent en France où ils seraient une mauvaise graine. Il vaudrait mieux qu’ils aillent en Argentine ou au Brésil ».
Et des jours durant, on rencontrait dans tout le Sud de la France, notamment dans les zones maritimes, des masses de Pieds-Noirs hébétés, prostrés, embarrassés dans les enfants, les valises et les formalités, assommés de douleur et de fatigue, amers face à l’indifférence et au mépris, se perdant dans des rues qu’ils ne connaissaient pas, photographiés comme des bêtes venues d’un autre âge, avec leur visage mort, ravagé par les larmes et la douleur.
Dans les ports, c’était la désolation. Les cadres de déménagement de ces «
richards », hâtivement construits en bois, étaient volontairement plongés dans la mer par les dockers de la CGT et autres gauchistes. Ceux qui avaient eu la chance d’être épargnés, étaient éventrés. Leur contenu gisait, épars, sur le sol faisant le « bonheur » des rôdeurs à l’affut de
toutes ces richesses…
A Marseille, un homme dont la haine pour les Français d’Algérie n’avait aucune retenue, le socialiste Gaston Defferre, allait se charger personnellement de leur accueil. Sur les bancs de l’Assemblée Nationale, il alla jusqu’à prononcer ces mots infâmes : «
Il faut les pendre, les fusiller, les rejeter à la mer… », ajoutant qu’il ne les recevrait jamais dans sa cité. Le 26 Juillet 1962, lors d’une interview réalisée par Camille Gilles pour «
Paris-presse», à la question de ce dernier : «
Dans certains milieux de Marseille, on prétend que vous avez à votre disposition une police spéciale, genre « barbouzes », est-ce exact ? » Réponse :
« Ce sont simplement des militants… Ils sont groupés en sections et sous-sections. Il y en a à Marseille un peu plus de 15.000 (payés par le contribuable ou par le PS ?).
C’est la deuxième fédération de France et, croyez-moi, ces gens savent se battre. Aux prochaines élections et réunions électorales, si les « Pieds-Noirs » veulent nous chatouiller le bout du nez, ils verront comment mes hommes savent se châtaigner… Ce ne sont pas eux qui viendront, mais nous qui iront casser leurs réunions. N’oubliez pas aussi que j’ai avec moi la majorité des dockers et des chauffeurs de taxis ». Et à une nouvelle question du journaliste : «
Voyez-vous une solution aux problèmes des rapatriés de Marseille ? » «
Oui, répondra sans vergogne Defferre,
qu’ils quittent Marseille en vitesse ; qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux ».
Ainsi, tenaillés entre communistes et socialistes qui leur vouaient, à l’instar de leur « maître à penser », une haine sans borne et qui, de surcroît, détenaient les rouages de la vie politique, sociale, administrative… et mafieuse, les Français d’Algérie installés à Marseille allaient connaître durant les premiers mois de leur exil, des difficultés à nulles autres pareilles…
«
Se réadapter ailleurs », c’est ce que les «
Rapatriés » allaient tenter de faire en dépit des difficultés qui s’amoncelaient : précarité, chômage, logement, scolarité, santé… Cependant, dans tous les coins de France où ils étaient arrivés en masse, on en profitait pour faire monter les prix ; chambres d’hôtels et meublés affichaient complet et la nuit, beaucoup de ces malheureux se retrouvaient dans les halls de gare, remâchant un peu plus leur rancune. Les logements se faisaient rares et étaient proposés à des tarifs exorbitants, les établissements scolaires n’acceptaient plus, par manque de place, les enfants… A la vue de tant de misère, ils ne cessaient de se répéter : «
Est-ce cela la France ? Cette France que nous avons tant aimée ? »… Mais la France, ce pays merveilleux des droits de l’homme, cette terre d’asile de tous les réfugiés du monde, manquait, pour la première fois de son histoire, de générosité. Elle accueillait ces pauvres gens à contrecœur, témoignant autant d’indifférence que d’hostilité. Combien de ces « rapatriés » allaient découvrir des mots nouveaux tels que « dépression nerveuse », « stress »… termes dont ils ignoraient le sens, eux, transfuges d’un pays de soleil où tout était prétexte à la fête... Combien de morts prématurés cette communauté compta la première année de son rapatriement en France !...
Face à ce désastre humain, le gouvernement demeura de marbre. Seuls quelques élus locaux réagiront humainement avec des moyens limités et quand Alain Peyrefitte, pris de remords, exposera au « général Président », le 22 Octobre 1962, «
le spectacle de ces rapatriés hagards, de ces enfants dont les yeux reflètent encore l’épouvante des violences auxquelles ils ont assisté, de ces vieilles personnes qui ont perdu leurs repères, de ces harkis agglomérés sous des tentes, qui restent hébétés… », De Gaulle répondra sèchement avec ce cynisme qu’on lui connaissait : «
N’essayez pas de m’apitoyer ! »… On était bien loin du «
C’est beau, c’est grand, c’est généreux la France ! »…
Et c’est ainsi que, des années durant, les Français d’Algérie promèneront leur mélancolie à travers cette France égoïste et indifférente qui, sans se soucier des martyrs, aura laissé égorger les vaincus…
José CASTANO
(1) : C’est cette mésaventure qui mena directement le père de l’auteur de ces lignes à la prison de Fresnes.
… ET ILS NOUS ONT ACCUEILLIS AVEC DES CRIS DE HAINE : Le titre de cet article est inspiré de celui de l’ouvrage «
Et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine » paru en 1982 et rédigé par mon ami Gérard ROSENZWEIG (alias, Henri MARTINEZ). Email :
gerard-rosen@orange.fr
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et
Massacre du 5 juillet 1962 à Oran
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